C’est ainsi que bien des approches de l’humain utilisent le toucher comme témoin relationnel, révélateur subversif s’il en est, capable de mettre en transparence notre rapport au monde, justifiant d’ailleurs qu’il puisse nous faire peur au point que nous l’évitions, le minimisions, le tenions à distance en l’enfermant dans une méthode exclusivement mécanique et protocolaire. C’est globalement du toucher dont je souhaite parler, de ses talents d’explorateur et de quelques mystérieux no man’s land qu’il traverse inévitablement.
Autrement dit, les traces indélébiles de notre histoire -la forme fossilisée de notre structure originaire- la complexité et la variété des expériences qui font ce que nous sommes aujourd’hui -cette subtile architecture qui fait nos corps singuliers- doivent nous inciter lorsque nous touchons à une élémentaire prudence.
En effet, l’essence véritable de notre toucher, expression vivante de notre système de représentations, de notre manière de voir et de ressentir notre incarnation, se situe bien en amont du banal geste technique ou d’une simple caresse. Ses implications ont pour particularités d’être insoupçonnables. Si deux mains posées sur un corps touchent son enveloppe extérieure, la peau, elles touchent inévitablement dans le même geste les profondeurs de l’être, son silence et ses secrets ; “Je suis touché d’être touché …” voilà bien l’inévitable ressenti, favorable ou défavorable, clé de cette relation au corps. Mais aussi “je suis touché de te toucher”, émotion plurielle et contradictoire créée par le contact autorisé de ce corps en lutte ou dans l’abandon.
“Dès le moment où nous sortons du ventre de notre mère, nous devenons toutes et tous des émigrés” chante Julos Beaucarne. Nous voilà bien au cœur du toucher me semble t-il. Notre principal point commun est que nous sommes tous orphelins d’un lointain amour perdu et le principal témoin de cette détresse originelle est notre corps.
En tous les cas il se souvient et se manifeste, parle, chante, chuchote, crie, appelle au secours, sous des formes diverses, au travers de la peau notamment, avec une sincérité désarmante. Si ses manifestations psychosomatiques, comme l’on dit, sont la plupart du temps visibles, ses chuchotements, ses secrets, ses confidences, ses retenues le sont moins.
Toutes et tous, avec notre sincérité, nos possibilités, nos fantaisies, nos talents divers, avec nos outils créatifs, nous amadouons cette sensation prégnante d’avoir perdu un essentiel, d’en être inconsolable, ou de se savoir en sursis ! Face à cette peur en filigrane qui nous habite et le ressenti plus ou moins insistant d’un précipice vertigineux, vestiges d’une époque lointaine, certains d’entre nous opposons avec habileté nos rires, nos forces, notre créativité, notre sens artistique, nos amours simples s’il en est, et tout ce qui peut faire notre parcours plus léger, divertissant !
D’autres ont si mal dans leur vie, sont si mal dans leur peau, qu’elle en devient une sorte de chemin de croix, avec son lot d’addictions destructrices, ses automutilations physiques ou psychiques, et ses impossibilités comme celles de mettre un pas devant l’autre, un projet devant l’autre, un désir aussi.
Je ne peux développer dans ce court texte que très succinctement l’aspect mémoire du corps mais notre structure pourrait ainsi s’apparenter à un phénomène géologique c’est-à-dire à une superposition d’époques : les sensations, les images et le langage. Trois peaux distinctes et chronologiques qui vont nourrir ce que l’on nomme notre “système de représentations”, nos représentations du monde.
D’abord la relation à la mère (ou substitut), déterminante dans ce processus primaire, car elle nourrit le socle affectif que sera notre peau de sensations. La créativité de l’adulte dans son accueil du corps, sa place dans le monde, son accès à l’érotisme et la place du toucher dans sa vie, dans le choix de ses amours aussi et… dans le refus ou le choix de sa thérapie corporelle et de la forme qu’y prend le toucher, sera réponse à la forme de l’empreinte mise en place dans cette peau. Puis s’imbrique la peau d’images, qui constitue la principale texture de la psyché de l’enfant.
L’enfant ouvrant les yeux distingue son environnement, et prend aussi conscience de la cruelle notion de dualité. Ensuite la relation au père, tout autant déterminante, celle d’éveiller vers deux ans la peau langagière, reléguant dans l’inconscient la peau de sensations et la peau d’images. Ces deux peaux enfouies garderont sur nos vies un pouvoir considérable. C’est à elle que le toucher s’adresse prioritairement, ce qui explique l’attraction ou la répulsion qu’il peut générer.
Minimiser l’impact sensitif et définitif de cette période originelle serait prendre le risque d’amputer notre propre histoire et celle de l’autre. Le corps y a potentiellement enregistré l’essentiel de ses sensations, sa solidité ou fragilité affective, et ses partages à venir se feront sous le contrôle de cette référence. Être touché c’est toujours, consciemment ou inconsciemment, un retour à cette époque de vie, un pèlerinage en quelque sorte.
Un inévitable flash back, plus ou moins conscient, qui peut s’avérer douloureux si l’absence, le manque de la mère ou sa toute puissance nocive ont caractérisé notre début de vie. Mais ce retour sur image, à l’âge adulte, a aussi le pouvoir d’inscrire en nous des sensations nouvelles, paisibles, positives, inattendues, sécurisantes. Il ne s’agit plus seulement de mettre des mots sur nos sensations mais des sensations sur nos maux. Voir s’éveiller sous nos mains ces différentes strates est un privilège somptueux.
Le toucher n’étant pas un acte anodin, il nous invite à cette prudence, quelque soit le lieu de son expression. Dans l’accompagnement il se doit d’être conscient pour donner sens à sa calligraphie, prudent pour n’être pas envahissant, subtil dans la lecture du corps qu’il accompagne, attentif à ses limites de compétences et surtout non interventionniste. Autrement dit, proposer à nos mains le principe de l’écoute flottante.
Dans cette optique mon approche du corps accorde une très grande importance à la respiration, non pour l’aider au bout du compte à retrouver sa puissance ou sa densité, ni dans une recherche volontaire de libérer sa fluidité empêchée, mais pour dialoguer avec elle. C’est elle qui permet aux mains d’entrer véritablement en contact avec le tempo et l’histoire de la personne touchée. Elle est leur guide dans ce voyage. Les mains se doivent d’écouter ce que raconte la respiration, de pressentir ce que peut- être elle ne souhaite pas dire, de lui demander confirmation, de deviner des rires ou des pleurs enfouis, des souvenirs hésitants, de reformuler comme l’on dit en communication. Les mains demandent leur chemin, d’inspirs en inspirs, persuadées que les expirs dans leurs variations de rythmes, leurs silences et leurs hésitations donneront des réponses précieuses. Il leur suffit alors d’ajuster leurs mouvements, leurs appuis et leurs cadences. Comme un bateau que chaque vague inviterait à redéfinir son cap. Le corps va se dire, se raconter, se répondre, initiateur du rythme des dialogues.
Le toucher, de par son pouvoir régressif, s’adresse toujours à l’intime. Poser ses mains sur un corps sans en évaluer les enjeux c’est d’une certaine manière lui confisquer la parole et l’emprisonner. Chaque toucher donné se doit de l’être avec la même intensité que celle du chercheur qui expérimente, propose, efface, remet en question ses acquis et s’interdit toutes conclusions.
Nous sommes des êtres de sensations, d’images et de mots, ce que l’on nomme nos enveloppes psychiques comme je le disais plus haut, et cet ensemble est le fondement de notre archéologie intime. Les sensations parlent de nos origines, les images racontent notre imaginaire, les mots créent les liens. Voilà bien ce à quoi chaque toucher rend visite.
Un certain nombre d’entre nous vit une relation au corps épanouie. En apparence, leur environnement n’a pas réussi à mettre au pas leur élan vital. Pour d’autres, trop nombreux, bien des défenses ont été mises en place par le corps pour se protéger d’intrusions violentes, pour survivre à des absences cruelles ou pour tenter de museler une force vitale décrétée suspecte. Les regards sur lui dont nous héritons de génération en génération, les histoires étouffées, les secrets impénétrables, les exemples de grandes frustrations que l’on tente de nous faire prendre pour de la vertu, les morales qui font encore recette, font que cette relation sent le rejet et l’ignorance.
Bien des appels aux secours se font entendre quand nous prêtons l’oreille, bien des héritages mortifères légitiment d’entreprendre, histoire de “sauver sa peau”, une démarche psychocorporelle.
Ne serait-il pas temps d’entendre le philosophe Michel Onfray nous “proposer une contribution à la déchristianisation de la morale sexuelle, car le monothéisme sous le règne duquel nous vivons encore malgré les fissures, les débris, les gravats, les décombres de plus en plus nombreux a construit un corps chrétien que nous habitons encore sans nous en rendre compte : l’imprégnation de vingt siècles d’idéologie d’un christianisme qui déteste les femmes, le désir, les plaisirs, la chair, les corps, la sensualité, la volupté, génère un nihilisme de la chair qui reste la vérité de notre époque en matière de sexualité.”
Cette peau, frontière vivante de notre actualité physique, est un lieu de mémoires d’une finesse extraordinaire, capable de nous restituer des émotions dont nous ignorons en toute bonne foi l’existence ou que nous avons oublié et qui sournoisement nous hantent de l’intérieur. Les couleurs particulières de ces émotions en filigrane, la parole n’a pas le pouvoir de les ressusciter. Le toucher, sans aucun doute. Quelle opportunité pour nous.
Nos comportements pluriels de vivre le corps, de le toucher, de se laisser toucher aussi, sont déterminés très tôt dans nos vies. Nos chants érotiques, nos musiques sensuelles, nos touchers voluptueux, ne sauront s’exprimer qu’en fonction des mélodies entendues à l’âge des gargouillis intra-utérins, des berceuses douces et des premières chansonnettes. Mais paradoxalement le fait d’avoir été peu ou mal touché dans nos vies peut être une chance car ces manques sont capables, à l’âge de la conscience, d’amorcer le besoin impérieux de bien l’être.
Nos corps, nos peaux font du toucher un acteur relationnel sans équivalent. Il a le pouvoir de rénover des zones d’ombres, de dédramatiser des conflits latents, de guérir des clivages douloureux. Il est à même d’embellir un paysage de vie, d’être un compagnon conscient, dynamique et solidaire de nos fragilités et de nos forces. C’est même cette extraordinaire prédisposition qui justifie que nous lui redonnions la parole.
La moindre des choses est que les mains qui touchent nos corps soient des mains capables de lire sans bafouiller ces romans singuliers dont nous sommes chacune et chacun les dépositaires.
Christian Hiéronimus est créateur et animateur de la formation “le toucher créatif”, auteur et conférencier.