Jean-Michel Lardry
L’ouvrage
Il s’agit d’une thèse de médecine soutenue en 1863 (thèse no 21, tome 3, 1863-01-28) à la faculté de médecine de Paris par Jean Dominique Joachim Estradère. La première édition qui date de 1863 [1] est actuellement très difficile à trouver mis à part, bien entendu, dans certaines bibliothèques universitaires et à la BNF (Bibliothèque Nationale de France) [2]. Une deuxième édition paraît en 1884 (Fig. 1) [3]. À notre connaissance, il s’agit du seul ouvrage écrit par le Dr Estradère.
L’auteur
Jean Dominique Joachim Estradère (1833– 1919) soutient sa thèse dans le service du Pr Henry Bouvier (1799–1879), chef de service à l’hôpital des Enfants Malades et fondateur de l’orthopédie médicale. Estradère devient ensuite médecin consultant à l’établissement thermal de Bagnères de Luchon (établissement où l’on pratique le massage et l’hydrothérapie depuis 1850) puis rejoint l’hôpital des Enfants Malades à Paris [4]. Il était membre de la Société de thérapeutique et de la Société de médecine et de chirurgie de Bordeaux [4].
Intérêt de l’ouvrage
Ce travail mérite l’attention des professionnels masseurs-kinésithérapeutes car il s’agit là du premier livre paru dans la littérature française et étrangère portant sur un ensemble de manœuvres regroupées dorénavant sous le terme de « Massage » [4,5]. Autrement dit, c’est le premier livre paru portant dans son titre le mot « Massage ». Avant 1863, les auteurs d’ouvrages médicaux, même pour des thèses de médecine [6–10], utilisaient surtout le mot « Friction » pour désigner une manœuvre ou une technique de massage. La réédition en 1884 de cet ouvrage constitue une confirmation de l’ancrage du massage dans la pratique médicale et d’une tentative de systématisation de la pratique. Nanti d’une expérience de terrain, l’auteur se place en qualité de référent, d’arbitre, et de rassembleur d’idée dont l’action est de vulgariser cet agent thérapeutique pour être utile « aux confrères et à l’humanité » [4]. Il faut dire qu’à cette époque, pour le corps médical, le massage est vu comme une pratique brutale, et violente, exercée par des incompétents non médecins. Il fallait donc essayer de convaincre le monde médical de l’intérêt du massage. L’auteur, lui-même, précise aussi que cet ouvrage est le premier du genre associant à la fois la technique du massage, son historique et ses effets.
Contenu
Introduction
Dès l’introduction, Estradère insiste sur le fait que le massage doit être considéré comme un acte médical. Il faut dire que déjà à l’époque le massage était utilisé par des non-médecins comme par exemple les « garçons de bains » des établissements de bains publics ou d’établissements thermaux, les gymnastes (sorte de professeurs de gymnastique exerçant dans les gymnases publics ou hospitaliers), des gardes-malade mais aussi par les « rebouteurs », les « dames blanches1 » et les « souffleurs d’entorses ». De ce fait, Estradère s’insurge contre ses confrères médecins qui ne s’investissent pas assez dans ce domaine laissant ainsi le champ libre aux non-médecins. Cependant, Estradère différencie deux types de massage : le massage thérapeutique (qui doit être exclusivement pratiqué par le médecin) et le massage hygiénique (pouvant être pratiqué par un aide spécialement formé par les représentants compétents du corps médical) [4].
Estradère définit ainsi l’attitude du masseur non médecin « Le masseur devrait, s’il a l’avantage de posséder quelques notions médicales, s’abstenir rigoureusement de toute opinion personnelle sur la maladie du patient car il doit songer avant tout qu’il n’est qu’un exécuteur des ordres du médecin ; ce que le médecin a prescrit est chose sacrée, il doit l’exécuter sans commentaire ni en bien, ni en mal » (magister dixit. . .) ». L’auteur en séparant le massage sous la forme « thérapeutique » et sous la forme « hygiénique » définit dans le cadre de cette sous-catégorie une notion pourtant peu connue à l’époque, celle du « bien-être » : « Je pense que ce bonheur, cette quiétude, cette respiration plus libre, ces idées heureuses sont le résultat de l’équilibre qui règne en ce moment dans toutes les fonctions. Le système nerveux ne devant plus faire d’effort ni contre les obstacles à la respiration, ni à la circulation, ni à la nutrition, jouit d’un calme équivalent presque au repos, et alors cet oubli en quelque sorte de la vie expectative laisse errer l’imagination sur les idées de béatitude qui viennent en foule occuper les centres nerveux et ceux-ci n’ont plus besoin de concentrer une certaine partie de leur activité pour diriger les fonctions, maîtrisant les unes et excitant les autres ».
Histoire du massage
Estradère évoque ensuite l’histoire du massage. Il précise que cette technique a toujours été présente chez les anciens (Hippocrate, Philostrate, Dioclès, Galien, Oribase, Mercurialis, etc.). Mais le massage était souvent associé à l’exercice physique, soit actif, soit passif, soit mixte, pour maintenir l’équilibre des fonctions, condition expresse de la conservation de la santé et du développement « harmonique » du corps.
Définition du massage
Estradère définit ainsi le massage « Action d’une personne sur une autre, exercée au moyen de manipulations pratiquées dans le but de guérir une maladie ou de conserver la santé ».
Classification des manœuvres de massage
L’auteur décrit 4 groupes principaux de manœuvres : la friction, la pression, la percussion, le mouvement.
La friction est définie comme un frottement avec plus ou moins de force, plus ou moins de rapidité, exercé sur toutes les parties du corps, soit avec la main, soit avec une brosse ou du linge comme la flanelle. La friction est dite sèche ou humide suivant que l’on emploie ou non un corps gras ou un principe médicamenteux comme huiles, liniments, onguents, baumes, pommades, etc. L’auteur subdivise les frictions sèches ou humides en deux types : douces, sorte d’effleurages, (passes, frôlements, attouchements) et rudes (rectilignes, anguleuses, en spirale, en courbe).
La pression qui s’exerce à l’aide de l’extrémité des doigts seulement ou de la main entière ou d’un instrument comme la roulette. Elle a pour but de serrer, d’une manière subite et intermittente, la partie sur laquelle on veut exercer son action, soit entre le pouce et les quatre autres doigts opposés diamétralement et séparés par la partie que l’on doit presser, soit entre les deux mains dont l’une sert de point d’appui, tandis que l’autre sert de corps comprimant. L’auteur distingue la pression douce (agacement, chatouillement, titillation, taxi) et la pression dure (pétrissage, malaxation, froissement, pincement, foulage, sciage).
Figure 1. Première page de couverture de l’ouvrage d’Estradère 2e édition – 1884 (Collection personnelle). 1 Dame blanches : dans le folklore ancien, il s’agit de fées, moitié déesses, moitié sorcières, que l’on rencontre dans tous les pays du monde. Elles habitent souvent dans des lieux isolés (landes, forêts) et auraient des pouvoirs de guérison et de divination [11]. Étude de l’ouvrage intitulé « Du massage : Son historique, ses manipulations, ses effets physiologiques et thérapeutiques »,
La percussion qui est définie comme une manipulation qui a pour but de mettre en mouvement un agent en venant frapper subitement et d’une manière intermittente, avec une force déterminée, les parties contre lesquelles on la dirige. On distingue différentes formes de percussions. L’auteur distingue la hachure, le claquement, le pointillage ou vibration pointée, la vibration profonde et la percussion proprement dite (ou flagellation).
Le mouvement divisé en mouvement passif ou actif.
Le massage par région
Estradère considère d’abord que le massage de la tête et de la face n’a pas grand intérêt car inefficace. Quant au massage du cou, il n’a d’intérêt qu’en cas de torticolis dont l’origine est, selon l’auteur, due à des contractures musculaires. Mis à part le massage du tronc et des membres il décrit aussi des techniques plus spécifiques comme par exemple le massage de l’œil (pour traiter les opacités de la cornée), le massage de la trachée (dans un but circulatoire !), le massage du larynx (traitement des lésions des cordes vocales), le massage du pharynx (traitement des contractions spasmodiques et des névralgies du pharynx), le massage des amygdales (en cas d’hypertrophie), le massage du foie, de l’estomac, des intestins, du rectum, de l’anus (traitement des fissures anales), du périnée, de la vessie et de l’utérus. La description du massage du sein est assez surprenante : « Après avoir fait un massage modéré autour du sein en usant de frictions, de pressions, de percussions et de mouvements appropriés on passe à cette glande. Une onction est préalablement faite, on exécute ensuite des frictions très douces d’abord, puis modérément fortes et décrivant des courbes concentriques et excentriques allant du centre du mamelon à la périphérie du sein et au-delà sur les parties voisines et revenant de cette position vers le point de départ. . . On forme le bout du mamelon en y pratiquant quelques titillations. On le pétrit ensuite entre le pouce, l’index et le médius en y exerçant quelques froissements et quelques mouvements de traction. On fait ensuite des pétrissages très doux, très légers du restant de la mamelle allant du centre de l’aréole vers la circonférence de la glande que l’on dépasse toujours. Puis, prenant le sein entre les deux mains, on en fait la malaxation toujours modérée. . . Puis, à l’aide des deux mains encore, on fait le foulage du sein en le renvoyant d’une main à l’autre ce qui constitue le mouvement appelé « ballottement ». De temps en temps on y exécute quelques légères percussions soit à l’aide d’une flanelle ou de tout autre linge. On peut aussi utiliser une palette rembourrée ou un battoir en caoutchouc ». . .
Les effets physiologiques et thérapeutiques du massage
Selon l’auteur (mais sans justification scientifique à l’époque) le massage aurait une action sur la peau (élimination des débris épidermiques et accélération de la circulation sanguine cutanée) sur la circulation sanguine générale (on évite la stagnation du sang dans les vaisseaux artériels, veineux et capillaires et on stimule la circulation lymphatique), sur le système nerveux (amélioration de la sensibilité et sensation de bien-être), sur le système musculo-squelettique (entretien musculaire et articulaire) et sur les viscères (par action sur les muscles lisses). Au niveau des indications thérapeutiques la liste est longue. Selon l’auteur l’action la plus remarquable est à noter sur l’appareil locomoteur (entorses, lumbago, contractures, etc.). Certaines indications sont surprenantes : anémie, purpura, apoplexie, hypertrophie de la rate, tumeurs ganglionnaires, colique hépatique, colique néphrétique, cirrhose, tétanos, hystérie, coqueluche, angine de poitrine, choléra, etc. Selon l’auteur le massage peut aussi « réveiller » l’action organique du patient en cas de scorbut, cancer, albuminurie, diabète.
Conclusion du livre
L’auteur conclut ainsi la deuxième édition de son ouvrage : « L’impulsion que j’avais donnée, dès 1863, vers ce merveilleux agent thérapeutique ne se ralentit pas ; j’en ai recueilli des preuves nombreuses qui m’ont été d’un grand secours pour cette nouvelle édition. J’ai la satisfaction d’avoir contribué pour une large part à sa vulgarisation. Complètement réhabilité, le massage ne quittera plus le rang qu’il occupe dans le domaine de la thérapeutique ». En résumé, un ouvrage passionnant à consulter (bien qu’il n’y ait pas d’iconographie) pour tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin à l’histoire du massage. Le lecteur notera au passage que si certains chapitres sont des témoignages historiques (effets physiologiques du massage, effets thérapeutiques, etc.) d’autres, 152 après la publication de cette thèse, restent d’actualité dans notre société contemporaine : relation quelquefois difficiles entre médecins et masseurs-kinésithérapeutes, exercice du massage par des non-médecins, différenciation entre massage thérapeutique et massage de bien-être, etc.
« Pour l’homme, le passé ressemble singulièrement à l’avenir. Lui raconter ce qui fut, n’est-ce pas presque toujours lui dire ce qui sera ? » H. de Balzac. La Recherche de l’absolu (« études philosophiques de la comédie humaines » 1845)
Références
[1] Estradère J. Du massage : son historique, ses manipulations, ses effets physiologiques et thérapeutiques. Paris: Ed. E. Delahaye et E. Lecrosnier; 1863 [237 p].
[2] BNF. www.bnf.fr – Catalogue Bn-Opale Plus.
[3] Estradère J. Du massage : son historique, ses manipulations, ses effets physiologiques et thérapeutiques. Paris: Ed. E. Delahaye et E. Lecrosnier; 1884 [243 p].
4] Monet J. La naissance de la kinésithérapie. Paris: Société, Histoire, Médecine. Ed. Glyphe; 2009 [421 p].
[5] Site Internet www.cfdrm.fr. Consulté le 13 mai 2015.
[6] Baudry JF. Dissertation sur l’utilité des frictions.[Thèse de méde-cine] Strasbourg: 2 ventôse, an 13; 1804 [45 p].
[7] Moret JEH. Considérations médicales sur les frictions.[Thèse de médecine] Montpellier: An XII; 1804 [18 p].
[8] Dablin GN. Des frictions considérées comme moyen d’hygiène et de thérapeutique.[Thèse de médecine] Paris; 1806 [30 p].
[9] Ardoin JA. Essai sur l’usage des frictions sèches.[Thèse de médecine] Imp. Didot Jne; 1815 [26 p].
[10] Delamare FA. Dissertation sur les frictions sèches et sur leur emploi en médecine, Vol. 172;[Thèse de médecine] 1829.
[11] Site Internet www.wikipedia.fr – Consulté le 13 mai 2015.
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