Le toucher de l’autre en souffrance

DAVID LE BRETON « Cultures et Sociétés en Europe » (UMR du CNRS n° 7043) Faculté des sciences sociales Université Marc Bloch, Strasbourg

Le toucher 

Dans nos sociétés occidentales le corps dessine le contour du Moi, il incarne l’individu. Ses frontières de peau sont doublées d’une non moins prégnante frontière symbolique qui le distingue des autres et fonde une souveraineté personnelle que nul ne saurait franchir sans son assentiment (Le Breton, 1990, 1993).

Les enfants se touchent d’autant plus qu’ils sont plus jeunes, insouciants encore des ritualités corporelles, des préventions à l’encontre des autres. Mais peu à peu, au fur et à mesure que l’éducation opère, les contacts diminuent. Le fait de se toucher ou de se tenir tout proche de l’autre est bientôt remplacé par la parole, les échanges de regard, les gestes à distance et les mimiques. Dans nos sociétés les contacts corporels viennent surtout des membres de la famille ou des partenaires sexuels. Leur culmination chez l’adulte intervient au moment des relations amoureuses.

Des amis se touchent plus rarement, hormis la poignée de main ou la « bise », et moins encore avec d’autres interlocuteurs. Cependant, la plupart des relations sociales sont soudées par un contact, elles s’ouvrent et se ferment par une poignée de main ou un échange de baiser, une tape sur l’épaule ou une accolade. Ce rapprochement corporel prélude au souci de transparence de la rencontre. Le désir de se rapprocher et la peur d’être entraîné plus loin que prévu induit l’ambivalence du contact. Le cérémonial du salut « exprime à la fois l’approche et le retrait sur une gamme d’accentuations variées » (Strauss, 1989, 615).

Toucher l’autre c’est se tenir au bord de l’abîme qu’il ouvre par sa présence. Mais selon l’éducation reçue, et surtout de culture à culture, les modalités du contact corporel varient. Toute interaction met en œuvre une ritualité précise selon les sexes, les âges, les statuts sociaux, le degré de familiarité ou de parenté entre les individus1. Si la distance normative est franchie, l’échange perd sa neutralité : un geste qui s’attarde un peu trop, ou touche une partie du corps, ne serait-ce qu’une main ou un bras, là où ce n’est guère l’usage produit simultanément une connivence affective. Un toucher furtif apparu sans intention particulière contribue à rapprocher les individus. Une étude classique effectuée dans une bibliothèque américaine montre que des étudiants dont la main a été frôlée un instant alors qu’ils rendaient leur carte, donnent une évaluation plus positive sur le personnel que ceux qui n’ont pas été touchés. Même un contact accidentel a un impact émotionnel important. Une autre expérience met en scène une femme qui sollicite des personnes sortant d’une cabine téléphonique où elle a délibérément laissé une pièce de monnaie. Si elle touche son interlocuteur elle a infiniment plus de chance de récupérer son argent (Thayer, 1982)2.

Le sens tactile remplit une fonction anthropologique fondamentale de contenant, de restauration de soi en situation de souffrance ou de manque à être. Cet article suivra cette piste en rappelant que l’homme est au monde par son corps. Perdre le toucher des autres est parfois perdre le monde.

Les carences du toucher 

L’enfant privé de stimulations sensorielles et de tendresse ne dispose pas des mêmes atouts dans l’existence qu’un enfant suffisamment aimé et comblé. Même si ses autres besoins physiologiques sont assouvis, s’il est peu porté, peu touché, privé de tendresse, il manque de l’essentiel pour développer son goût de vivre. Les lacunes de la mère (ou de la nourrice) à pourvoir une enveloppe affective autour de la peau de l’enfant, provoquent des troubles plus ou moins sérieux dans sa relation au monde. Si la membrane cutanée de l’enfant est assez solide pour affronter les turbulences de l’environnement, le manque de la stimulation l’empêche de se sentir symboliquement contenu. Le fait de le considérer comme un partenaire de l’échange, de le tenir, de le caresser, de prendre soin de lui, façonne sa confiance dans le monde et lui permet de se situer à   l’intérieur du lien social, de savoir ce qu’il peut attendre des autres et ce que les autres peuvent attendre de lui dans un système d’échange et de reconnaissance mutuelle. A défaut d’épanouir la sécurité ontologique favorisant l’abandon actif à son environnement, l’enfant se heurte à lui à travers ses pleurs, ses cris, son agitation. Il est « insupportable », jamais comblé, sans limite dans ses relations avec les autres. De ne pas être contenu, il devient alors envahissant. L’enfant en manque d’assurance, soudain privé de ses maigres repères ou de manière coutumière, se presse contre un autre, devient collant, cherche en permanence à enlacer un de ses proches. Ce manque des échanges peau à peau dans un climat de confiance et de tendresse dans l’enfance, suscite plus tard chez l’adulte une pathologie des limites. À défaut de limite de sens s’effectue une recherche de frontalité avec le monde passant parfois par le heurt. Pathologies borderlines, cas limite, ce sont des hommes et des femmes qui vivent de façon chaotique, ils se sentent souvent vides, insignifiants, n’éprouvant pas leur existence. Ils n’établissent pas les limites socialement et psychologiquement nécessaires entre eux et le monde (Le Breton, 2000 ; 2002).

Le Moi-peau (Anzieu, 1985) est perforé de toute part à défaut d’avoir été étayé par une affectivité heureuse, cohérente, lors de la prime enfance. La privation d’amour, le manque de stimulations cutanées de l’enfance, amène des individus à développer des prurits et à soulager la démangeaison en se grattant, c’est-à-dire en se procurant eux-mêmes les stimulations qui leur ont manqué. La psychosomatique de la peau, ou mieux encore la physio-sémantique (Le Breton, 1990) montre que les affections cutanées sont des maladies du défaut de contact, une expression de carences infantiles en matière de stimulations tactiles. M. Rosenthal constate en interrogeant et en observant les mères d’enfants frappés d’eczéma qu’elles sont peu prodigues en contacts cutanés (Montagu, 1979, 155).

L ’eczéma infantile vient colmater les lacunes du contact de peau à peau. L’enfant assume lui-même son enveloppe cutanée mais de manière ambiguë, il traduit à la fois son manque à être et satisfait les stimulations qui lui manquent. Dans l’ambivalence il traduit sa volonté de changer de peau, ses symptômes sont un appel symbolique à l’adresse de la mère pour susciter son attention et provoquer son affection. Mais simultanément une défense à son égard, un reproche de son abandon en se faisant « repoussant ». « Il semble que les mères d’enfants eczémateux ne s’abstiennent pas de contacts corporels avec l’enfant ; mais les contacts proposés, initiés par elle ou en réponse à l’incitation de l’enfant, ne parviennent jamais à être paisibles et confiants. Du fait de l’angoisse qu’ils suscitent chez la mère, pour des raisons diverses, ces contacts de corps semblent voués à l’excès de stimulations, aussi bien d’origine amoureuse qu’agressive » (BouchartGodard, 1981, 269).

L’enfant ainsi marqué adresse une demande inconsciente à sa mère pour être touché, simultanément son eczéma est une manière détournée de ressentir par lui-même cette enveloppe corporelle que l’Autre ne touche pas avec suffisamment d’amour et de confiance. « Espaces extérieurs et intérieurs viendront dire le peau à peau maternel et filial échangé ou au contraire les maltraitances, les oublis, les rejets. Les fulgurances maternelles sont terribles. Elles frappent sur la peau qui s’en souvient : acné, boutons, moiteur, maquillage en restent les inscriptions… Les traces des parents sur soi restent indélébiles mais se nuancent avec le temps, pâlissant au gré des autoréparations mises en place » (Papetti-Tisseron, 1996, 18).

La peau est une mémoire vivante des manques de l’enfance et, plus tard, des événements pénibles vécus par l’individu. Des soucis chroniques ou circonstanciels donnent parfois des boutons, au sens réel ou figuré, une crise d’eczéma, de psoriasis ou d’urticaire. L’irritation intérieure s’épanouit sur l’écran cutané. A fleur de peau se lit alors à la manière d’un sismographe personnel très sensible l’état moral de l’individu. Si la peau n’est qu’une surface, elle est la profondeur figurée de soi, elle incarne l’intériorité. En touchant la peau on touche le sujet au sens propre et au sens figuré. Au début du siècle, le psychiatre Clérambault interroge des femmes dont la soie est posée comme objet unique de leur sensualité et de leur désir. Déçues par le contact sexuel avec les hommes, elles trouvent dans le toucher des étoffes la jubilation érotique qui leur manque. L’étoffe « ne rendait pas un éventuel partenaire désirable, elle le remplaçait. Et cette relation prenait la forme d’une passion et d’un orgasme, c’est-à-dire d’un rapport amoureux complet (…) L’étoffe n’était pas non plus pour elles un partenaire passif. Dans une réciprocité qu’elles disaient avoir attendue en vain de leur vie amoureuse, l’étoffe répondait à leurs caresses, opposait son soyeux ou sa raideur aux manipulations, « crissait » et « criait » même. Et pour finir elles se déclaraient « prises par l’étoffe » alors que c’était elles qui la souillait » (Tisseron, 1987, 13).

Clérambault suggère que cette attirance s’enracine dans les premières années de l’existence passées avec une mère absente ou avare de contacts corporels. La découverte fortuite du toucher d’une étoffe dans leur berceau ou à la faveur d’un jeu avec des vêtements ou une poupée cristallise un jour un plaisir qui leur manquait et susceptible d’être ravivé à tout instant sans dépendance à autrui. Alors elles volent la soie, la palpe et elles jouissent autant du frémissement de la toile que de son contact sur leur peau. « Le contact de la soie est bien supérieur à la vue ; mais le froissement de la soie est encore supérieur, il vous excite, vous vous sentez mouillée ; aucune jouissance sexuelle n’égale pour moi celle-là», dit l’une d’elle. La sexualité devient même parfois le prétexte à être touché, caressé, entouré pour des personnes en manque de contact physique (Montagu, 1979, 126127).

Une étude américaine portant sur 39 jeunes femmes de 18 à 25 ans, admises dans un hôpital psychiatrique de Pennsylvanie pour dépression montre que plus de la moitié d’entre elles utilisait la sexualité moins pour un plaisir que souvent elle ne ressentait pas que pour être touchées. Plusieurs d’entre elles reconnaissent que les relations sexuelles, même à l’intérieur de cette pauvreté affective, sont le prix à payer de la tendresse qui leur manque. L’une d’elle dit : « Je veux simplement que quelqu’un me tienne et il me semble que les choses vont ensemble. Si je vais au lit avec quelqu’un, il me tient un moment contre lui » (McArney, 1990, 509).

Famine d’une tendresse jamais reçue. Le contact corporel leur donne le sentiment d’être aimées, protégées, réconfortées, et surtout contenues dans des limites symboliques dont l’absence meurtrit leur existence. Leur statut de femme et leur soif de contact les amène à ne plus pouvoir dissocier sexualité et intimité physique car pour les hommes qui les convoitent la sexualité seule importe.

Toucher l’autre en souffrance 

Dans nos sociétés occidentales le contact avec le corps de l’autre est étroitement sous l’égide de l’effacement (Le Breton, 2000). Mais outre la drague ou la tendresse d’une première rencontre, où le toucher surprend et bouleverse s’il est le fruit d’un consentement, le contact physique manifeste l’exception de la rencontre, un certain relâchement de la symbolique sociale ordinaire. Il instaure un sens au-delà du sens. Le contact, écrit E. Levinas, est « exposition à l’être » (1974, 122).

La main se tend vers le corps d’autrui, irréductiblement autre que soi, elle tente de conjurer la distance, d’abolir la séparation pour rejoindre un instant un autre que sa peau enferme en lui-même. Elle en épouse les formes par la caresse ou le massage, elle sent le grain de sa peau, sa chaleur ; elle cherche à le modifier, à l’atteindre par la peau au cœur de lui-même. Mais P. Valéry le dit avec justesse : « ce qu’il y a de plus profond en l’homme, c’est la peau » (Tel Quel, 271).

A la surface du corps s’étend l’intériorité du sujet qui ne s’atteint que par la main sur sa peau nue. Dans La Création de l’homme de la Chapelle Sixtine, telle que la peint Michel-Ange, Dieu éveille Adam à l’existence par le toucher. Il tend sa main vers lui pour lui insuffler l’étincelle de la vie. Du fait de son enracinement dans l’ontogenèse de l’individu, le toucher est une forme primordiale de contact qui enracine au monde et dont la sollicitation dans un contexte de souffrance ravive sans doute le souvenir de la présence maternelle et restaure la confiance en soi et dans le monde. La main est un instrument d’apaisement. Celle du Christ guérit les malades. Il touche les blessures et elles se referment ou leur infirmité et elles disparaissent. On lui présente les enfants « pour qu’il les touche » (Marc, 10-13).

La main de Jésus est dépositaire de la puissance de Dieu. Les apôtres héritent de ce privilège et distribuent « l ’esprit saint » en imposant leur main sur le front des fidèles qui s’empressent autour d’eux. Le contact physique entre deux individus, parce qu’il vient rompre les conventions proxémiques en usage a toujours une signification forte. En situation d’agressivité, il vise à l’intimidation en privant l’autre de toute réserve, en envahissant sa distance intime et en le mettant symboliquement en jeu. À l’inverse, consenti, il est un engagement vers l’autre. Le contact physique, quelles qu’en soient les modalités (tendresse, frôlement, massage, etc.), induit une résonance liée à l’histoire individuelle, il est un appel de mémoire pour le meilleur ou pour le pire. Il ramène à jour des affects enracinés en profondeur et qui débordent la lucidité et la volonté de l’individu.

Le toucher n’est jamais un pur toucher mais un affleurement de l’histoire intime de la personne approchée. Il est une forme de la parole et il impose une réponse de celui qui le reçoit. Dans certaines circonstances la communication tactile ne sollicite plus le langage, elle rassemble profondément les individus quand les mots manquent à cause de la douleur ou de l’émotion. Une main se pose sur un front ou une épaule, étreint un bras, cherche l’apaisement pour soi ou un autre bouleversé par une nouvelle qu’il vient d’apprendre ou affaibli par les assauts de la douleur. Elle signale la solidarité, l’accord des émotions ; elle certifie une présence amicale, un accompagnement de la peine. Elle n’est pas toujours associée à une parole. La seule qualité de présence emplit le monde. L’élémentaire du corps à corps remplace la communication ordinaire par une langue soudain débordée par la puissance des émotions.

Dans la défaillance du langage le corps prend le relais. Le peau à peau, donne une sorte de répit à la souffrance, un appui éventuel pour la repousser. De même un adulte déchiré par un événement tragique trouve parfois des bras pour accueillir sa douleur, favoriser son abandon. Enlacer l’autre dans ces conditions, se reposer sur lui, témoigne de l’absence provisoire de limites et conjure le sentiment de chute dans le vide éprouvé alors. Si une présence auprès d’une personne en souffrance témoigne d’une qualité qui la déborde, elle permet au sujet de se construire une enveloppe rassurante, une peau qui fortifie celle qui est atteinte dans son lien avec le monde. Ce contact privilégié on le retrouve à la fin de la vie quand la maladie épuise le sujet et qu’il ne reste qu’une étreinte maladroite. Parfois, s’agissant d’un enfant qui meurt, la mère se couche contre lui, le prend contre son ventre comme pour le faire revenir en elle. Le sens tactile dans les soins ou l’accompagnement d’une personne gravement handicapée ou malade, mourante ou âgée, reconstruit d’un trait le lien social que le langage oral ne soutient plus. Quand l’existence se dérobe, le contact d’une personne signifiante, affectivement investie, incarne une limite d’existence, un contenant et restaure ainsi une valeur personnelle battue en brèche par la maladie ou l’âge, il alimente un plaisir sensoriel d’autant plus fort que l’existence est en manque. Joe, profondément mutilé par l’explosion d’une bombe et réduit au seul contact physique, peau à peau, dit l’intensité d’un échange avec une infirmière : « Elle se décida à le masser et il apprécia le toucher doux et agile de ses doigts (…)

Un jour il sentit le changement au bout des doigts à la tendresse du toucher, il sentit de la pitié et de l’hésitation et un amour très vaste qui n’était pas un échange qui se faisait de lui à elle ou d’elle à lui mais plutôt une sorte d’amour englobant toutes les créatures vivantes et qui essayait de les soulager un peu, de les rendre un peu moins malheureuses un peu plus pareilles à leurs semblables3 ». La peau est une ancre qui rattache le sujet au monde. Quand la parole défaille, même dans la vie courante pour dire l’émotion qui ne trouve plus les mots, il reste le toucher qui donne une épaisseur affective au contact. Par le toucher le lien social retrouve l’élémentaire d’un corps contre un corps, il est toujours un formidable jaillissement du sens, justement parce qu’il déborde la ritualité ordinaire de l’interaction. Joe, muré dans son corps et relié au monde seulement pas sa peau, décrit avec précision les mains des infirmières attachées à sa chambre. Son expérience est transposable à une myriade de malades. « L ’infirmière de jour avait les mains prestes, des mains un peu rêches comme celles d’une femme qui travaille depuis longtemps, si bien qu’il lui supposa un certain âge et qu’il l’imagina avec des cheveux gris (…) L ’infirmière de jour était leste dans son travail… toc, il était sur le côté, floc elle glissait un drap tout près de lui, toc, elle le remettait sur le dos et v’lan la toilette était terminée (…)

La plupart d’entre elles avaient les mains douces, mais tout juste suffisamment moites pour les passer par saccades sur son corps au lieu d’y aller doucement. Ils savaient qu’elles étaient très jeunes » (p. 143). Le contact physique avec un malade ou un individu en déroute personnelle exerce une fonction contenante, il apaise sans être nécessairement érotique. La présence de l’autre, enracinée dans son contact, est une parade au démantèlement de soi. Une psychologue, citée par Didier Anzieu évoque une expérience de cet ordre. Un homme est hospitalisé après une tentative de suicide par le feu, c’est un détenu, il est sérieusement brûlé sans que son existence soit en danger. Il se plaint de la douleur ressentie. L ’infirmière lui promet une dose supplémentaire de calmants, mais elle est retenue ailleurs. Pendant ce temps la psychologue parle à cet homme : « l’entretien spontané et chaleureux que nous eûmes porta sur sa vie passée et sur des problèmes personnels qui lui tenaient à cœur. Quand enfin l’infirmière revint avec des antalgiques, il les refusa en disant avec un grand sourire : « ce n’est plus la peine, je n’ai plus mal ». Il en était lui-même étonné. L’entretien continua; après quoi il s’endormit paisiblement et sans aide médicamenteuse » (Anzieu, 1985, 206).

La parole pleine, l’écoute attentive, la reconnaissance de soi en l’absence de tout jugement, rétablit chez cet homme une peau contenante qui neutralise la douleur d’être écorché vif par la douleur mais aussi et surtout par la souffrance pesant sur son existence. Communication affective à la limite de la symbolisation, ce toucher est parfois le rappel d’un contact maternel visant à apaiser, à envelopper, il est simultanément présence d’autrui et régression intime au sein d’une histoire ravivant le souvenir des moments où la mère était là au moment de l’affrontement à l’adversité. Il renoue les repères essentiels à un réconfort restaurant la confiance.

A l’inverse le toucher thérapeutique4 est aussi pour certains patients la réparation de l’absence quand l’entourage familial, et notamment la mère, ont manqué cet enveloppement affectif lors de l’enfance. Le sentiment d’abandon, de rejet hante alors l’existence individuelle. Le toucher thérapeutique serait une forme de maternage, de retour aux sources colmatant un instant le manque et pourvoyant ainsi un effet de remise au monde. Réparation affective qui n’élude pas le manque à être mais procure un apaisement. Le toucher thérapeutique est proche de la tendresse mais il n’englobe aucun contenu érotique, contact de proximité affective, il ne possède aucune finalité sexuelle. Il rassure et rappelle que l’individu n’est pas tout à fait seul dans sa peine5.

L’effet bénéfique d’un contact physique implique bien entendu qu’il soit approprié à la situation, même s’il va au-delà des attentes communes. L’autre s’abandonne à la caresse ou au toucher quel qu’il soit, ou il y répond avec ferveur en donnant libre cours à sa douleur. La main qui réconforte opère une transfusion d’existence. Elle rappelle à l’homme en peine qu’il n’est pas seul devant l’épreuve. Il est entre les mains d’un autre qui le soutient. La caresse ou l’étreinte de la main s’efforcent d’arracher à la douleur, de remettre au monde, ou de procurer un second souffle. En fait, un contact symbolique est établi entre le thérapeute et le sujet en demande et renvoie plutôt à un transfert de sens. La reconnaissance de sa position personnelle de souffrance pour le malade, la disponibilité de celui qui en prend soin, l’ouverture des corps, mobilisent une efficacité symbolique dont les incidences sont d’autant plus fortes que la qualité de présence du thérapeute sont grandes. Le contact corps à corps avec une personne étrangère est un fait rare, il expose l’un des protagonistes à la nudité et à un abandon aux mouvements apaisants de l’autre. Certes, le geste d’apaisement n’est jamais mécanique, son efficace repose sur une qualité de présence et donc de contact.

Simone de Beauvoir en témoigne dans son récit sur la mort de sa mère. « Les douleurs de maman, écrit-elle, n’avaient rien d’imaginaire, les causes en étaient organiques et précises. Pourtant, au-dessous d’un certain seuil, les gestes de mademoiselle Parent ou de mademoiselle Martin les calmaient ; identiques, ceux de Madame Gontrand ne la soulageaient pas6 ». A un autre moment, alors que sa soeur épuisée n’est plus en mesure de veiller leur mère mourante, Simone de Beauvoir propose de rester. Mais celle-ci se rebiffe : « Maman a paru inquiète. – Tu sauras me mettre la main sur le front si j’ai des cauchemars ? – Mais oui ! Elle m’a regardé avec intensité : «- Toi, tu me fais peur » (p. 94).

A travers la rencontre étroite des corps, une relation de confiance se créée, propice à une amélioration de l’état physique du malade. Le contact corporel (une main sur le corps, un massage) réduit l’anxiété, provoque une détente qui restaure la confiance du malade dans ses ressources personnelles de lutte contre la douleur. Il stimule la sensation de soi, rend le sujet sensible à sa peau, et donc à son individualité dans le tissu du monde. Le thérapeute s’oppose au découragement du malade et montre son implication dans la volonté qu’il soit libéré de ses symptômes.

D. Anzieu en donne un exemple qui ne sollicite pas directement le contact corporel mais manifeste la tension positive vers l’autre : « Il m’a plus d’une fois suffi d’imaginer en silence que j’accomplissais un geste corporel de réconfort avec un patient en détresse quand l’explication verbale n’y suffisait pas, pour que ce patient retrouve un minimum de sécurité narcissique : aucun d’eux n’est allé jusqu’au rapprochement corporel » (Anzieu, 1986, 85).

Le toucher haptonomique est pour F. Veldman, « la science du toucher et du sentir dans sa dimension intérieure et affective ». A celui ou à celle allongé sur le ventre, il demande de percevoir sa main, ses doigts, sa paume, puis son poignet, son bras et d’établir une continuité. Le mouvement intérieur du sujet qui prolonge ses sensations corporelles dans le bras de l’autre, dans la chaleur de la relation, produit un effet d’apaisement. La respiration se calme, l’individu relâche ses tensions, dissipe son anxiété. Le froid ressenti éventuellement au début de l’interaction disparaît et cède à une agréable sensation de chaleur corporelle. Les frontières personnelles individuelles sont rompues dans le respect mutuel. Le sujet se sent reconnu en profondeur, libéré de son individualité parfois pesante, rattaché à une totalité humaine.

L ’haptonomie a été employé au bénéfice des femmes enceintes, notamment à partir du quatrième mois de la grossesse. Une fois la confiance et la détente obtenue, le thérapeute demande à la mère de prendre contact avec l’enfant qu’elle porte en elle. Et la femme qui vivait le fœtus de manière abstraite, pose sa main sur le ventre et sent que l’enfant réagit à ce contact. Emue, elle apprend en un instant à l’entourer de ses mains et à le mouvoir dans la matrice. Et le père, immergé dans l’atmosphère de sécurité affective qui règne à ce moment, découvre qu’il dispose du même privilège de jouer avec l’enfant in utero. Le fait pour la femme d’être enceinte bascule alors de l’intellection à une effectivité ressentie. Si le thérapeute demande à la mère de placer l’enfant sur son cœur ou de le descendre dans la matrice, la mère découvre que l’enfant répond à sa demande intérieure. Elle apprend à avoir des attitudes anticipantes.

Quand par exemple le fœtus manifeste des signes de désagrément, elle régule le tonus musculaire de la paroi abdominale et du périnée, elle enveloppe l’enfant de sa main et le sécurise. Les moments de jeu avec le fœtus s’élargissent avec sa maturation, elle apprend à le diriger, à l’aider, à le sentir, et déjà s’instaure en lui une sécurité de base pour l’enfant à naître, une solide assise affective. « Peu à peu, écrit Veldman, se développe entre la mère et l’enfant une interaction communicative (…) La mère et son enfant se trouvent en syntonie. La mère peut être sensitivement ouverte aux besoins de l’enfant » (This, 1981, 279).

Au-delà de l’attachement qui se crée déjà avant la naissance, la femme découvre les liens alchimiques qui la relie physiquement et affectivement à l’enfant et elle cesse de faire obstacle à son insu à sa progression, notamment au moment de l’accouchement. Elle accompagne l’enfant dans ses mouvements pour se frayer un passage vers l’existence, elle l’encourage, lui prépare le chemin, et elle vit avec intensité son accouchement.

L ’expérience clinique montre que les enfants nés dans ces conditions développent un tonus et une présence rares. L ’haptonomie est une quintessence du toucher thérapeutique, elle réalise de manière délibérée ce que les certaines personnes effectuent dans leur contact avec des malades, ou simplement dans la vie quotidienne pour apaiser chez les autres une douleur ou une angoisse. Mais dans le toucher de l’autre, il y a un intouchable qui marque l’intimité de la personne, il y a ce qu’elle tolère de contact et ce qui la gêne, ce qui serait à la limite de l’imposition de volonté. Ce contact ne saurait s’imposer à l’encontre de la sensibilité du de celui qui reçoit à moins d’être une forme d’intrusion. Le toucher de l’autre en ces circonstances est aussi toujours à la limite de l’emprise, de la captation affective. S’il convient de les nuancer au regard du statut de l’homme et de la femme aux USA, et aux normes spécifiques de virilité qui y règnent, notamment dans le milieu WASP, des travaux américains montrent que les femmes sont nettement plus réceptives aux contacts physiques que les hommes (Mc Corkle, Hollenbach, 1990).

Dans le contexte thérapeutique, l’homme américain est parfois gêné d’un rapprochement physique qu’il interprète en termes d’intrusion ou de domination là où la femme trouve un réconfort. Si le geste d’apaisement est un acte de communication, il n’est pas mécanique et la manière dont il est perçu n’est pas nécessairement en adéquation avec l’intention qui l’animait. Le toucher de l’autre en souffrance est susceptible de malentendus, il est même parfois hanté par la crainte qu’il ne s’agisse d’un geste « intéressé», surtout s’il s’agit d’une interaction entre un homme et une femme. Alors, après avoir été touchées, des femmes hospitalisées se sentent moins anxieuses, plus confiantes dans l’issue de l’opération chirurgicale, à l’inverse des hommes qui paraissent plus inquiets. Le geste doit se fondre dans l’évidence du contact sans connotation sexuelle ou dominatrice.

 

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Notes

  1. Je n’aborderai pas la question de la proxémie longuement abordée dans Le Breton (1998).
  2. La rupture de l’espace intime se rencontre en un sens opposé, lors d’une tentative d’intimidation qui vise justement à provoquer le malaise, à soumettre l’autre sans en passer par une lutte physique. L’irrespect de ces frontières symboliques, et inconscientes tant qu’elles ne sont pas transgressées, est aussitôt vécu comme une agression par le sujet qui la subit. La violence consiste d’ailleurs au fait d’en venir aux mains, dès lors toute sacralité du corps de l’autre est abolie, il s’agit de briser, de blesser, de pénétrer par la force le corps de l’ennemi. De même, c’est par une rupture des règles sociales de contact que se fait l’appréhension du coupable. « Il suffit de sentir sur son épaule la main de quelqu’un habilité à vous appréhender pour que l’on se rende d’ordinaire sans en venir vraiment aux mains. On se fait petit, on marche; on se conduit avec résignation » (Canetti, 1966, 216).
  3. Dalton Trumbo, Johnny s’en va en guerre, Paris, Seuil, 1993, 166.
  4. Le toucher thérapeutique est une organisation du contact, il consiste à placer les mains sur le corps d’une personne malade pendant une dizaine de minutes en mobilisant en soi une intention forte de la soulager ou de la guérir. Le contact corporel est associé à une image mentale positive de restauration de l’état de santé du malade. L’efficacité du toucher repose sur la concentration, la sécurité intérieure et surtout la qualité de présence du thérapeute. Les théoriciens américains de ce procédé évoquent un transfert d’énergie, la maladie ou la souffrance se traduisant par des failles que la personne en bonne santé comble en partie par son apport. De même le magnétiseur sent de légères disparités d’énergie sur le corps de son patient et, de ses mains, il les oriente de façon bénéfique en apaisant les douleurs. Les massages ou les touchers connaissent des formes multiples dont la description déborde le cadre de cet article : ils ont parfois une fonction de relaxation, de détente, d’éveil sensoriel (massage californien, etc.), ils visent une action thérapeutique à travers des pressions exercées sur différents points du corps (do-in, shia-tsu) ou s’attachent à réduire des tensions physiologiques par le frôlement, le pétrissage, le massage, la manipulation des énergies (ostéopathie, chiropractique, kinésithérapie, etc.). Une sensibilité de surface pénètre dans l’épaisseur de soi et génère une influence propice sur les points douloureux ou tendus.
  5. Le toucher d’un patient dans le coma modifie son rythme cardiaque et provoque une série de réponses physiologiques.
  6. Simone de Beauvoir, Une mort très douce, Paris, Gallimard, 1964, 115.

Revue des Sciences Sociales, 2003, n° 31, Recueil en hommage à Freddy Raphaël

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