L’existence comme une histoire de peau : le toucher ou le sens du contact

David Le Breton

Dans La saveur du monde (2006), pages 175 à 217

A fleur de peau

Le sens tactile englobe le corps en son entier en épaisseur et en surface, il émane de la totalité de la peau, contrairement aux autres sens plus étroitement localisés. En permanence sur tous les lieux du corps, même en dormant, nous sentons le monde environnant. Le sensible est d’abord la tactilité des choses, le contact avec les autres ou les objets, le sentiment d’avoir les pieds sur terre. A travers ses peaux innombrables, le monde nous enseigne sur ses constituants, ses volumes, ses textures, ses contours, son poids, sa température. “Le toucher, grands dieux, c’est le sens même du corps tout entier : par lui pénètrent en nous les impressions du dehors, par lui se révèle toute souffrance intérieure de l’organisme, ou bien, au contraire, le plaisir de l’acte de Vénus” (Lucrèce, 1964, 64).

L’éminence du toucher dans l’existence, le fait qu’il soit premier dans l’ontogenèse, induit l’élargissement de la notion de contact aux autres sens. Pour Épicure par exemple tous les sens se réduisent au toucher, puisque toute perception s’assimile à un contact. Platon en reprend l’idée. Aristote établit chaque sens dans sa dimension propre, et il en compte cinq. Il confère cependant au toucher une sorte d’éminence car il “est en effet séparé de tous les autres sens, tandis que les autres sont inséparables de celui-là […]. Le toucher existe seul pour tous les animaux [1][1]Aristote, Petit traité d’histoire naturelle, Belles-Lettres,…”. Un dictionnaire de la langue russe édité en 1903 suggère qu’“en réalité les cinq sens se réduisent à un seul, celui du toucher. La langue et le palais sentent la nourriture ; les oreilles sentent les sons ; le nez les émanations olfactives ; les yeux les rayons de lumière” (in Mead, Metraux, 1953, 163). Voir est assimilé à une palpation de l’œil (Le Breton, 2004). “Le toucher est par rapport aux autres sens ce qu’est le blanc pour les couleurs – c’est sur lui qu’est fondée la gamme des sentiments. Tout ce qui nous vient du dehors est contact, que nous le ressentions sous la forme de la lumière, du son ou de l’odeur [2][2]E. Junger, Le Contemplateur solitaire, Grasset, Paris, 1975, p.….” Matrice des autres sens, la peau est une vaste géographie nourrissant des sensorialités différentes, elle les englobe sur sa toile, ouvrant à l’homme des dimensions singulières du réel que l’on ne saurait isoler les unes des autres. “En effet, dit Condillac, sans le toucher, j’aurais toujours regardé les odeurs, les saveurs, les couleurs et les sons comme à moi ; jamais je n’aurais jugé qu’il y a des corps odoriférants, sonores, colorés, savoureux [3][3]Condillac, Traité des sensations, puf, Paris, 1947, p. 312..”

Mais une autre filiation, plus platonicienne, fait du toucher un sens vulgaire qui ne distingue guère l’homme de l’animal. Si Ficin, fidèle à l’esprit de la Renaissance qui assimile le toucher à la sexualité, reconnaît un instant qu’il s’agit d’un “sens universel” sollicitant autant les animaux que les hommes, il conteste son assimilation à l’intelligence, qui distingue, elle, les hommes du règne animal. Il écrit : “La nature a placé le toucher au plus loin de l’intelligence” (in O’Rourke Boyle, 1995, 4). Le sens du toucher appartient à la matière, non à l’âme ou à l’esprit, il est chose du corps. Si l’amour contemplatif s’élève à partir de la vue, l’amour voluptueux condescend au toucher, mais ce dernier n’a pas la même valeur. Pour Pic de la Mirandole, autre platonicien, les mains et le toucher retiennent corporellement une âme tendue vers son ascension divine. “Les mains ne sont pas une instance de divinisation, mais de dégradation, écrit O’Rourke Boyle. Le toucher des mains n’est pas une image crédible pour un programme platonicien” (1998, 5).

Nombre de philosophes poursuivent le dénigrement d’un sens trop éloigné à leurs yeux de l’âme ou de la pensée. Pour Des cartes, par exemple, le toucher occupe le rang le plus bas dans l’échelle des sens : “L’attouchement qui a pour objet tous les corps qui peuvent mouvoir quelque partie de la chair ou de la peau de notre corps […] ne nous donne en effet pas de connaissance de l’objet : le seul mouvement dont une épée coupe une partie de notre peau nous fait sentir de la douleur sans nous faire savoir pour cela quel est le mouvement ou la figure de cette épée [4][4]R. Descartes, Principes de la philosophie, Gallimard, Paris, p.….” Singulière question que se pose Descartes, plus soucieux du style de la blessure qui lui a été infligée que de la blessure elle-même. La subordination du sens à un savoir conçu sur le modèle de la vue, et rationalisé, amène nécessairement au dénigrement du toucher.

Pourtant, on peut être aveugle, sourd, anosmique et continuer à vivre. On peut connaître des agnosies locales, mais la disparition de toutes sensations tactiles signe la perte de l’autonomie personnelle, la paralysie de la volonté et sa délégation à d’autres personnes. L’homme est impuissant à se mouvoir s’il n’éprouve la solidité de ses mouvements et la tangibilité de son environnement. La disparition du toucher est une privation de la jouissance du monde, l’encombrement dans un corps devenu pesant et inutile, la dérobade de toute possibilité d’action autonome. L’anesthésie cutanée bouleverse le geste, il rend les membres de marbre et provoque la maladresse. “Le sens du toucher est le seul dont la privation entraîne la mort”, observe déjà Aristote (1989, 108). Sans point d’appui, sans limite autour de soi pour ressaisir le sens de la présence, l’homme se dissout dans l’espace comme l’eau se mêle à l’eau, il glisse dans une impensable apesanteur. Seul sens indispensable à la vie, le toucher est la souche fondatrice du rapport de l’homme au monde. A travers la métaphore de la statue qui s’éveille sens après sens, Condillac écrit que c’est “avec le toucher que la statue commence à réfléchir”. Il écrit encore : “Nos connaissances viennent des sens, et particulièrement du toucher, parce que c’est lui qui instruit les autres sens [5][5]Condillac, Id., p. 313.”.

La peau

Organe le plus étendu du corps humain, la peau enferme le sujet dans son enceinte, elle en marque à la fois la clôture et l’ouverture. Enveloppe réelle et symbolique du corps, et donc de l’individu lui-même, elle est une mémoire inconsciente de l’enfance, un rappel des mouvements d’amour ou de rejet de la mère. “La peau est l’enveloppe du corps, tout comme le moi tend à envelopper l’appareil psychique”, écrit D. Anzieu (1985, 100). Toute histoire personnelle est d’abord une histoire de peau. Dans nombre de langues européennes, la peau est une métonymie de la personne. En français par exemple, on “sauve sa peau”, “on se met dans la peau de l’autre”, “on lui fait la peau”, “On est bien ou mal dans sa peau”. On retrouve les mêmes expressions en allemand ou en anglais (Benthien, 2002, 18 sq.) La peau fait le sujet.

La peau traduit une différence individuelle, mais aussi elle démarque un genre sexuel, une condition sociale, un âge, une qualité de présence, elle engage une éventuelle assignation à une “race” selon la couleur et le public en présence. Elle est surtout une limite de sens et de désir, elle relie et sépare, organise la relation au monde, elle est une instance de régulation, un filtre à la fois psychique et somatique. La peau est saturée d’inconscient et de culture, elle dévoile le psychisme du sujet, mais aussi la part qu’il prend à l’intérieur du lien social, l’histoire qui le baigne. Le privé et le public se rejoignent en elle. La peau est le point de contact avec le monde et les autres. Elle est toujours une matière de sens.

Barrière qui protège des objets extérieurs, même si elle est impuissante à retenir les agressions au-delà d’un certain seuil, elle est vivante en ce qu’elle respire, échange avec l’environnement, émet des odeurs, traduit les états d’âme par sa texture, sa chaleur, sa couleur. Entre le dehors et le dedans, elle établit le passage des stimulations et du sens. Instance de séparation, elle enclôt l’individualité mais elle est simultanément lieu d’échange avec le monde, par elle transitent la chaleur, la lumière, la jouissance ou la douleur. Lieu de la limite et simultanément de l’ouverture, elle indique à l’individu sa souveraineté sur le monde, le volume qu’il y occupe.

Le toucher est par excellence le sens du proche. Étroitement localisé, il exige de délaisser les autres objets pour en approfondir un seul tenu alors entre les mains. Le sens tactile implique la rupture du vide et la confrontation à une limite tangible. Si la vue procure un espace déjà construit, le toucher l’élabore par une suite de contacts. Il est toujours local, successif, il se donne par séquences. On explore une partie, puis une autre. Une chaise par exemple est perçue d’entrée de jeu par l’œil, ses qualités, ses défauts, sa texture se donnent immédiatement. A l’inverse, la main explore avec méthode, palpe les contours, pour lentement en reconstruire l’ensemble. Si l’œil embrasse des étendues immenses même à distance, le toucher rive au réel le plus immédiat, il implique le corps à corps avec l’objet. Sans lui, le monde se dérobe. Mais dans la perception courante, la vue et le toucher cheminent ensemble comme les deux faces d’une médaille. Même si, selon les circonstances, l’un et l’autre prennent une nécessaire autonomie, par exemple la nuit pour le premier ou lors de l’examen d’un paysage pour la seconde.

A tout instant en contact avec l’environnement, la peau résonne des mouvements du monde. La peau ne sent rien sans se sentir elle-même. “Toucher, c’est se toucher, dit Merleau-Ponty, […] les choses sont le prolongement de mon corps et mon corps est le prolongement du monde qui m’entoure […]. Il faut comprendre le toucher et le se toucher comme envers l’un de l’autre” (1964, 308). L’objet nous touche quand nous le touchons, et se dissipe quand le contact se défait.

Toute stimulation tactile marque les frontières entre soi et l’autre, entre le dehors et le dedans. Le toucher cisèle la présence au monde par le rappel permanent de la frontière cutanée. “Quand je me réveillais ainsi, écrit Proust, mon esprit s’agitant pour chercher sans y réussir à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait d’après les formes de sa fatigue à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs chambres où il avait dormi tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres [6][6]M. Proust, Du côté de chez Swann, Livre de Poche, Paris, p. 8..” Le toucher est propice à la mémoire. Ses traces demeurent à la surface du corps, prêtes à renaître à l’occasion. Elles procurent des repères durables dans la relation au monde.

Dans les situations de souci, l’auto-manipulation des cheveux, du visage, l’ajustage ou la palpation des vêtements, les mains qui se crispent, s’étreignent, se tordent, la main qui repasse sur le front, les balancements du corps, le fait de tapoter une table, de saisir des objets et de les reposer de manière répétitive, d’essuyer un coin de bureau, de sucer des bonbons, un chewing-gum, de tenir une cigarette en main sont des gestes d’apaisement qui échappent à la conscience. Ces innombrables mouvements visent à réduire la tension, à rassurer, à défaut du contact d’une autre personne.

Au-delà de leur dimension spirituelle, le chapelet que les chrétiens, les musulmans ou les bouddhistes passent entre leurs doigts remplit également une fonction de sollicitation musculaire et de détente. Manipulations de pierres, d’objets lisses, de balles, de graines, pétrissage d’une pièce souple, accompagnent la rêverie, la méditation, le repos, la réflexion. L’usage d’un talisman, d’un fétiche, d’un doudou, d’un “objet transitionnel” régulièrement touché, palpé, embrassé, pris en main, remplit la même fonction de réassurance. En Grèce antique, il était d’usage de porter sur soi une pierre polie, d’ambre ou de jade, que l’individu anxieux palpait pour se détendre. La tradition s’est poursuivie en Asie. Dans les années 60 encore les Grecs égrènent des chapelets d’ambre sans connotation religieuse. “Ce sont des komboloia ou ‘chapelets de soucis’. Les Grecs les ont empruntés aux Turcs. Ils les manipulent partout, sur terre, sur mer, leur cliquetis repousse l’insupportable silence qu’on sent approcher quand la conversation traîne. Les bergers en ont, les policiers, les débardeurs, même les boutiquiers derrière leurs étalages” (Mac Luhan, 1968, 100). On trouve aujourd’hui dans le commerce des boules de métal dont la notice insiste sur les bienfaits thérapeutiques pour qui les prend dans sa paume et joue avec elles.

Concrétude des choses

Le rêveur cherche à se pincer pour se convaincre de son état. En touchant les choses, on reconnaît qu’elles existent. Le monde, et donc la présence de l’autre, est d’abord une modalité tactile. Sens de l’interface entre soi et l’autre, le toucher incarne la limite radicale entre le sujet et son environnement. Il impose le contact immédiat, la butée palpable de l’objet qui assure au réel sa cohésion et sa solidité. Il donne à l’homme les points d’appui qui l’enracinent sur un terrain tangible. “On touche la réalité du doigt.” Par métaphore, on touche au terme de son existence, on touche au but, on touche même au sublime. En ce qui concerne la matérialité du monde, le toucher est souverain, il atteste de la concrétude des choses, il a un statut de vérification de leur véracité. La parole de Thomas, dans L’Évangile, est claire dans son obscénité apparente : “Les autres disciples lui dirent donc : ‘Nous avons vu le Seigneur !’ Mais il leur dit : ‘Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas’ (Jean, 20, 25). A son retour, Jésus sollicite lui-même Thomas : “Avance ton doigt ici et regarde mes mains, avance ta main et met là dans mon côté, et ne soit plus incrédule mais croyant.” Thomas, sans vergogne, enfonce ses doigts dans les plaies. “Mon Seigneur et mon Dieu !” Jésus lui dit : “Parce que tu m’as vu, tu as cru. Heureux ceux qui croient sans avoir vu.” Il interdit en revanche à Marie-Madeleine de le toucher (noli me tangere). Ceux qui croient en voyant sont préservés du toucher, comme les autres disciples qui se sont contentés de voir et de croire.

Si elles ne sont palpables, les choses sont irréelles. Le toucher est couramment invoqué comme procureur de la réalité des choses. Mais le contact ne peut tout à fait être la pierre de touche de la vérité comme en témoigne le récit biblique de Jacob trompant son vieux père devenu aveugle avec l’âge (Genèse, XXVII). Avant de mourir, Isaac souhaite bénir son aîné Esaü faisant ainsi de lui l’intercesseur entre Dieu et les hommes. Il lui demande d’abord un plat de chevreaux comme il les aime. Mais sa femme, Rébecca, a surpris la conversation, et elle souhaite pour sa part privilégier Jacob, le cadet. Elle prévient celui-ci de la situation et lui demande d’aller chercher deux beaux chevreaux dans le troupeau afin de préparer un mets de choix. Jacob sait pouvoir tromper son père dans un premier temps, celui-ci n’y voyant plus, mais il appréhende l’épreuve du contact physique. Si le corps de Jacob est lisse, celui d’Esaü est poilu. Rébecca contourne les difficultés : “Et Jacob s’en alla. Il amena (les chevreaux) à sa mère qui prépara des mets goûteux comme aimait son père. Puis Rébecca pris les vêtements d’Esaü son fils aîné, les plus désirables qu’elle avait avec elle à la maison, et elle en revêtit Jacob, son fils cadet. Quant aux peaux des chevreaux, elle en habilla ses mains et la partie lisse de son cou” (14-16). Ainsi vêtu, Jacob entre chez son père, et se présente comme étant Esaü. L’ouïe, pourtant, ne trompe pas le vieil homme qui reconnaît la voix de Jacob. Mais en lui demandant de s’approcher, il se fie à son toucher et se convainc que c’est bien là Esaü. “Isaac dit à Jacob : ‘Avance donc, que je te tâte, mon fils ; est-ce toi mon fils Esaü ou non ?’ Et Jacob avança vers Isaac son père et il le tâta et il dit : ‘La voix est la voix de Jacob, mais les mains sont les mains d’Esaü.’ Et il ne le reconnut pas, car ses mains étaient comme celles d’Esaü, toutes poilues, et il le bénit. Puis il dit : ‘C’est toi mon fils Esaü’ (21-24). La palpation insistante de Isaac échoue à identifier la fraude. Son erreur est confortée par l’odeur animale qu’il sent en étreignant son fils. Jacob “s’avança et il l’embrassa, et il sentit la senteur de ses vêtements et il le bénit. Et il dit : ‘Vois : la senteur de mon fils, comme la senteur de la campagne qu’a bénie Adonaï’” (25-28). La conjugaison du contact physique, des saveurs du plat et de l’odeur animale atteste sans appel au vieil Isaac que Esaü est face à lui.

La réalité se touche du doigt. Nous ne percevons les frontières de la peau qu’en entrant en contact avec un objet extérieur ou en étant touché. A travers le seul regard, le corps ne paraît pas différent des choses environnantes. Le contact avec l’objet est un rappel d’extériorité des choses ou des autres, une frontière sans cesse déplacée qui procure au sujet le sentiment de son existence propre, d’une différence qui le met à la fois face au monde et immergé en lui. “La réalité est de façon primaire attestée dans la résistance qui est un ingrédient de l’expérience tactile. Car le contact physique […] implique le heurt […], ainsi le toucher est le sens dans lequel a lieu la rencontre originelle avec la réalité en tant que réalité […]. Le toucher est le véritable test de la réalité” (Jonas, 2001, 47). Toucher est le signe radical de la limite entre soi et le monde. Le contact avec un objet procure le sens de soi et de ce qui est au-dehors, une distinction entre l’intérieur et l’extérieur. “Seule, écrit Virginia Woolf, je tombe souvent dans le néant. Je dois poser prudemment le pied sur le rebord du monde, de peur de tomber dans le néant. Je suis forcée de me cogner la tête contre une porte bien dure pour me contraindre à rentrer dans mon propre corps [7][7]V. Woolf, Les Vagues, Livre de Poche, Paris, 1974, p. 54..”

La difficulté de se situer dans le monde, si les orientations se perdent, amène à chercher des limites de sens au plus proche de soi à travers le corps à corps avec le monde. La limite physique est un détour pour retrouver des limites de sens : souci d’étreindre un monde qui se dérobe. Ce que l’on ne parvient pas à faire avec son existence, on essaie de le faire avec son corps. Le rappel des limites cutanées exerce une fonction d’apaisement, de remise en ordre du chaos intérieur. Il rassemble l’individu dans le sentiment de son unité. La peau qui enserrait le monde social à l’intérieur de frontières relativement précises et cohérentes donnant au lien social un point d’appui et des repères prévisibles est aujourd’hui trouée de toutes parts. Si la peau du monde se défigure, le sujet à l’inverse se replie dans la sienne pour tenter d’en faire son refuge, un lieu qu’il contrôle à défaut de contrôler son environnement.

La quête de limite physique est aujourd’hui courante à travers les activités physiques ou sportives à risque où le slogan maintes fois répété est justement de “découvrir ses limites”, de les “dépasser”, etc. Ces limites passionnément recherchées se résolvent dans un affrontement physique au monde avec le désir de le toucher, de le sentir de tout son corps. Le contact physique ou la performance composent une butée identitaire [8][8]Sur les conduites à risque ou le sport extrême comme recherche…. Un sentiment de plénitude provisoire est atteint.

Si les activités physiques ou sportives alimentent une quête ludique de contact avec le monde, les conduites à risque ou les attaques au corps sont plutôt une recherche de contenant, un cran d’arrêt à la souffrance. Elles entrent dans une anthropologique de rappel d’existence quand l’individu a l’impression d’être emporté dans un chaos de souffrance. “C’est bien que cela fasse mal, car cela prouve que vous êtes réel(le), que vous êtes vivant(e)”, le propos revient chez ceux qui attentent à leur corps. Vivre est insuffisant, le sujet n’a pas assez investi son corps, son ancrage dans le monde, il lui faut éprouver les sensations qui l’amènent enfin au sentiment d’un enracinement en soi. J’existe au moment où je me coupe car je suis immergé dans une situation de grande puissance émotionnelle et sensorielle. La douleur, la plaie, le sang forcent le sentiment d’exister enfin. Quand le moi manque d’étayage, que l’image du corps peine à s’établir comme un univers propice, le recours à des sensations vives donnent enfin l’impression d’être soi. Exister ne suffit plus, il faut se sentir exister. Une surenchère de sensations vient à bout de l’effritement de soi et de l’inconsistance de l’image du corps.

L’incision est alors une manière de sentir enfin les limites de soi, de vivre un moment cette union du moi et de l’image du corps. Là où il ne reste que le corps pour éprouver son existence et la faire éventuellement reconnaître aux autres, l’entame de la peau devient un mode de réassurance de l’identité personnelle. Le manque de prise sur son environnement, le sentiment d’insignifiance personnelle ne laissent plus le choix. J’existe car je me sens et que la douleur l’atteste. Si ce n’est celle de l’incision, ce sera celle de la cicatrisation. L’écoulement du sang est une attestation d’existence, une preuve enfin d’être vivant. “Je traverse des phases où je me sens vide, où j’ai l’impression de ne pas exister.” Quand elle s’entaille, Stéphanie, 18 ans, se sent enfin “profondément vivante”. La blessure corporelle délibérée est la recherche tâtonnante d’un palier de douleur ou d’ouverture de la peau qui donne la sensation d’exister. Une fois celle-ci atteinte, la pression psychologique se relâche. Le corps d’un sujet en souffrance fuit de toutes parts, à moins de restaurer ses frontières, d’ériger une butée pour le contenir (Le Breton, 2003).

Le contact avec les choses est le seul rappel possible du réel car le corps est l’incarnation de l’acteur, sa seule possibilité d’être au monde, et le toucher, quelque forme qu’il prenne, un contact personnel avec le monde là où les autres sens, et particulièrement la vue, sont dans une radicale impuissance. Voir ne suffit pas à s’assurer du réel, seul le toucher a ce privilège. L’abolition du toucher fait disparaître un monde réduit désormais au seul regard, c’est-à-dire à la distance et à l’arbitraire, et surtout au mirage.

La main

Si le toucher s’étend sur toute la surface du corps, la peau est plus souvent passive, plus touchée que touchante, à l’inverse de la main dont la vocation, outre la prise, est justement d’aller à la rencontre des corps ou des choses, par-delà toute séparation, pour permettre une évaluation tactile. Aristote le premier voit dans la main un outil enraciné dans la chair de l’homme et susceptible de lui rendre le monde plus hospitalier. “En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble bien être, non pas un outil, mais plusieurs […]. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné l’outil de loin le plus utile, la main.” Si les animaux n’ont qu’un seul moyen de défense, poursuit Aristote, l’homme, au contraire, en possède de nombreux, “et il lui est toujours loisible d’en changer et même d’avoir l’arme qu’il veut et quand il le veut. Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance ou épée, ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela parce qu’elle est capable de saisir et de tenir” (Aristote, 1956, 136-138). La main ne sent pas seulement une empreinte de l’objet, elle perçoit aussi sa chaleur, son volume, son poids et dans le contact elle éprouve le plaisir ou la douleur.

Allant au-devant de l’objet, la main émancipe le toucher du reste de la peau. Organe par excellence de la préhension et du toucher, elle explore, palpe, touche, caresse. Elle ne prend sa force que par les mouvements et la sensibilité qui l’animent. Paralysée ou agnosique, elle perd ses qualités, elle touche mais n’est plus touchée. L’échange est rompu. Pour Aristote, “il est impossible qu’existe une main faite de n’importe quoi, par exemple en bronze ou en bois, sinon par une homonymie comparable à celle d’un dessin représentant un médecin. Car cette main ne pourra pas remplir son rôle, non plus que des flûtes de pierre ou le médecin dessiné ne rempliraient le leur” (Aristote, 1957, 6).

La mobilité du bras, de l’avant-bras, du poignet et des doigts confère à la main une formidable ouverture motrice et tactile. L’articulation des doigts en plusieurs phalanges et la capacité du pouce à s’opposer à chaque doigt lui donnent une possibilité de prises multiples depuis celle, en force, où elle se referme sur l’objet à la manière d’un crampon, à celle où la précision et la finesse l’emportent. La structure ostéomusculaire favorise la motricité, la mobilité, la souplesse, la puissance, l’habileté pour des tâches innombrables impliquant la précision ou la force. Dans les techniques du corps, la main, avec l’affinement que lui procurent l’œil et l’intelligence pratique, est une pièce maîtresse par ses possibilités d’apprentissage, de métamorphose, d’adaptation aux circonstances.

Le toucher requiert une éducation pour ne pas rester gourd ou insuffisant. L’enfant apprend à diriger et à coordonner les mouvements des muscles de ses mains, il affine ses palpations, apprend à reconnaître des consistances ou des résistances, à ne pas rompre les objets ou meurtrir ses compagnons de jeu ou se faire mal lui-même. Certains métiers exigent une formidable compétence de la main. Le toucher n’est jamais un sens inerte, mais une intelligence en acte, plus ou moins aiguisée. Un enfant aveugle qui n’apprend pas à toucher reste à l’écart du monde, dans la nécessité d’être assisté par les autres. Il est encombré de ses mains, non par un manque biologique mais par un défaut d’éducation.

Le contact physique de la main sur le crayon et le papier, du coude sur le bois ou de l’avant-bras sur l’arrête de la table implique une certaine inertie de la peau, un abandon du corps à son espace proche. Il existe un toucher passif, en permanence sollicité par le fait de sentir en différents points du corps la pression des choses. Mais le toucher est un sens actif si la main se porte de manière délibérée et exploratoire vers le monde, épouse une forme, enserre un volume, en apprécie la consistance, la texture, le degré de chaleur, la solidité, etc. Cette activité soustrait le toucher à la passivité. Elle est une entreprise délibérée de la main qui palpe, évalue, soupèse, secoue, gratte, frotte, déplace, presse, etc. Certes, on touche aussi avec son pied, ses lèvres, sa langue, mais avec une moindre marge d’appréciation. A moins d’une infirmité privant l’homme de ses mains, le toucher implique une mise en œuvre de la paume et des doigts [9][9]Exceptionnellement, chez des individus privés de l’exercice de…. “Le creux de la main est une prodigieuse forêt musculaire. La moindre espérance la fait frissonner” (Bachelard, 1978, 84).

L’infinie plasticité de la main confère à l’homme la possibilité d’œuvrer dans la multitude des arts et des industries qui sont fondamentalement manuels. Marin, pêcheur, potier, forgeron, scribe, musicien, écrivain, etc., les techniques manuelles sont nécessaires comme elles le sont aujourd’hui dans l’informatique ou la conduite d’une automobile ou d’une bicyclette. En s’appuyant sur les ressources proprement humaines de créer du sens et de la valeur, la main a étendu la souveraineté de l’homme sur la nature en en faisant un inlassable fabriquant d’outil, un homo faber. Que l’intelligence et la main aient partie liée, l’inconscient de la langue le rappelle à sa manière en leur attribuant sans doute la même racine indo-européenne “m.n.” (mens : intelligence, man : l’homme dans les langues nordiques). Pour maints philologues, manus (en latin, la main) en est issue.

L’humanité naît de la main et de ses usages innombrables. “Instrument des instruments” (Aristote), “organe du possible” (P. Valery), elle a façonné des outils, des machines toujours plus perfectionnées, elle est à l’origine de toutes les techniques. Quand l’habileté de la main est acquise, chez l’homme du commun comme chez l’artisan elle développe une compétence même pour des actions accomplies pour la première fois. Guidée par l’intelligence pratique de l’acteur, elle semble posséder un “tour de main” qui la rend partenaire de l’homme dans sa tâche et non plus seulement exécutante.

Le palper

Le toucher reste en surface, le palper s’en distingue comme l’entendre de l’écouter. Actif et exploratoire, il prend les choses en main et les pétrit en tous sens en quête d’informations. Telle est la tactilité de l’aveugle, une palpation précise des objets au long du parcours ou du quotidien afin de les identifier, avec, le plus souvent, un simple contact de reconnaissance pour les choses déjà connues. Le palper est une sorte de pénétration tactile, une recherche d’épaisseur que la seule saisie de la surface ne suffit pas à donner. “Pour palper, dit P. Villey, jamais l’aveugle ne se contente d’entrer en contact avec un point unique de l’objet proposé. La pulpe de l’index, par exemple, est étendue ; elle correspond à plusieurs points, à tout le moins aux six points de la lettre braille qu’elle perçoit simultanément. Le mouvement fait en vue de palper s’accompagne donc toujours d’un contact plus ou moins étendu ; et inversement, l’aveugle ne se satisfait jamais d’un contact étendu : il éprouve toujours le besoin de préciser la notion ainsi acquise par des mouvements plus ou moins nombreux” (1914, 207). Le voyant use plus rarement de cette forme affinée de tactilité car ses yeux lui suffisent d’emblée à réunir les informations dont il a besoin. Mais certains métiers exigent en permanence la mise en œuvre d’une compétence tactile élaborée.

Le mouvement (avec ce qu’il comporte de musculaire et d’articulaire) et le toucher s’associent dans l’identification de la nature et des qualités d’un objet. La main, en ce qu’elle incarne l’intelligence sensible de l’homme, parachève un processus qui sollicite le corps tout entier. Pour Révèsz, le sens haptique déborde la dimension tactile et kinesthésique pour englober une visée plus largement exploratrice en saisissant, palpant, soupesant l’objet. “Quand la main entre en contact avec l’objet-cible, elle ne dispose pas, comme dans le système oculaire d’un ‘champ périphérique’ ayant une valeur d’appel et pouvant fournir des points d’ancrage. Le sujet doit effectuer intentionnellement des mouvements d’exploration dans l’espace de travail pour chercher (s’ils existent) des repères extérieurs” (Hatwell, 2000, 2).

De manière générale, l’œil joue un rôle décisif dans l’accommodation du geste et la précision du toucher, non seulement en guidant la main mais en offrant aussi aux doigts des informations précieuses qui induisent la pertinence de la perception. Toute expérience du toucher est intimement mêlée à la palpation de l’œil. Et, inversement, pour juger des distances, des pressions, de ses possibilités d’action, la vue requiert dans l’immédiat ou par expérience l’arbitrage du toucher. La cécité rend tâtonnants les mouvements de la main. Révèsz note justement que “plus un objet tactile est compliqué, plus l’appréhension haptique (le toucher de l’aveugle) est malaisée, plus la supériorité de la vue paraît évidente” (Révèsz, 1950, 141).

Enfance du toucher

La peau est d’abord, pour toute la durée de l’existence, l’organe premier de la communication. Dans l’histoire individuelle, le toucher est le sens le plus ancien, le plus ancré, déjà présent in utero après le deuxième mois de gestation, et ensuite de manière privilégiée dans les premières années de la vie. Enveloppé dans la matrice, le fœtus connaît une culmination du contact corporel que l’enfant retrouve dans les moments de rapprochement physique avec sa mère. “Ainsi, écrit M. Serres, avant de paraître au jour, nous avons passé du temps dans le ventre d’une femme, à entrecroiser les uns sur les autres nos tissus, dans le noir : le développement de l’embryon, comme on dit par antiphrase, devrait se nommer enveloppement […]. La boulangère modèle la pâte du pain avec ses mains comme la femme gravide pétrit sans le vouloir la masse vivante prénatale” (Serres, 1987, 330). Bien avant que le fœtus ne dispose de la vue, de l’audition ou de l’olfaction, sa peau déjà ressent les vibrations du monde même si elle est différente de ce qu’elle sera plus tard. In utero, elle enregistre une foule de messages organisés selon le rythme de vie de la mère, ses loisirs, ses activités, ses déplacements, ses repas, etc.

Peu à peu les parois utérines se resserrent autour du fœtus. Leurs contractions au moment de l’accouchement constituent une étape essentielle à l’entrée du nouveau-né dans la vie, elles activent les systèmes respiratoire, circulatoire, digestif, éliminatoire, endocrinien et nerveux. “La mère, se sentant massante et expulsante, tandis que l’enfant se sent massé et expulsé, dans une étroite communication des corps, cette expérience commune et complémentaire à la mère et à l’enfant prépare l’accès à la réalité nouvelle pour chacun” (Bouchard-Godard, 1981, 265). Lors de naissances prématurées ou par césarienne, des enfants présentent leur première année un taux sensiblement plus élevé d’affections rhinopharyngites, respiratoires, gastro-intestinales et génito-urinaires. Montagu (1979, 49-50) déclare même que la mortalité d’enfants nés par césarienne est plus élevée que pour les autres enfants.

Les prématurés sont moins vifs, plus chétifs, fragiles, pleurent davantage que les autres enfants. Ces troubles, selon Montagu, proviennent des carences en matière de stimulations tactiles, mais aussi de l’absence des massages réalisés par les contractions utérines. Leur mise en couveuse les éloigne de leur mère et génère parallèlement une asepsie des relations physiques. Les nourrissons qui bénéficient d’un échange de sensations avec leurs mères ou les soignants se développent mieux que ceux restés dans l’environnement de la couveuse avec les contacts plus distants requis par les soins. Leurs défenses immunitaires sont meilleures, ils sont plus calmes, détendus, ils prennent plus vite du poids. Le contact affectivement fort conjure en partie les effets de manque qui naissent du milieu agressif et aseptisé imposé par les soins. Bien entendu, le maternage ultérieur de ces enfants est susceptible d’endiguer ces difficultés et de les amener à un développement harmonieux [10][10]Si les soignants mettent simplement en œuvre un bref programme….

L’inachèvement physiologique et moral de l’enfant, son incapacité à assurer son homéostasie interne et son entrée dans la vie le rendent dépendant de son environnement social, essentiellement de sa mère ou de ceux qui en tiennent lieu. Livré à lui-même, sans soin, sans affection, le nourrisson va à la mort sans pouvoir se nourrir ou se protéger de son environnement. Pour A. Montagu, la stimulation tactile est nécessaire à son épanouis se ment et à son ouverture au monde. Lors des premiers mois de son existence au contact d’une mère aimante et attentive, l’enfant est dans un corps à corps enveloppant sa peau tout entière. Le sens du toucher est alors primordial. Les sensations éprouvées au contact du sein, ou du biberon, mêlent sur le mode du plaisir et de la satisfaction des nécessités biologiques l’audible, le tactile, l’olfactif, le gustatif. Lèvres, bouche, langue, peau connaissent une tranquille effervescence qui participe déjà à la construction de soi. Toute stimulation des lèvres du nourrisson suscite une rotation de sa tête vers l’objet de sa stimulation et un mouvement de happement. Chez l’enfant nourri au sein, la réponse manifeste la quête du mamelon.

Le monde du nourrisson se donne d’abord par la bouche, mobilisant la tactilité, le goût, l’odorat, le chaud et le froid. “Pour le nouveau-né, les sensations simultanées des quatre organes sensoriels (la cavité orale, la main, le labyrinthe et l’estomac) sont une expérience proprioceptive totale. Pour lui, tous les quatre sont médiatisés par la perception de contact” (Spitz, 1968, 57). Lors de l’allaitement ou des soins maternels, la main de l’enfant, éminemment active, se presse contre le sein, elle agrippe, caresse, tapote. Le nourrisson sent l’odeur de sa mère, il entend les paroles ou les chants qui s’adressent à lui, le bercent, il est dans une intense relation de peau à peau avec elle. Durant l’allaitement, le nourrisson regarde non le sein mais le visage de sa mère. Même s’il perd le mamelon et le recherche, il ne la quitte pas des yeux. Si le toucher est au cœur de son univers, sa mère le projette déjà hors de lui à la rencontre du monde extérieur.

Le sein est simultanément nourricier, chaud et doux, pourvoyeur de tendresse, objet avec lequel jouer, ou à caresser, à pincer, etc. La rareté des désordres digestifs chez l’enfant nourri au sein contraste avec la fréquence plus élevée de ceux qui le sont au biberon. Les prémices du langage s’effectuent dans ces expériences initiales de contact corporel éminemment signifiantes dans leur tendresse et leur approbation ou leur rupture et leur reproche. Parallèlement, les explorations tactiles de l’enfant sont décisives pour son orientation dans le monde, il joue avec le corps de sa mère, s’empare des objets et les porte à sa bouche, à ses lèvres, les agite devant ses yeux. Lentement il coordonne ses gestes, y subordonnant la vue avant qu’elle ne prenne à son tour le dessus. S’il touche les objets ou les personnes qui l’entourent, il assimile bientôt les interdits ou les rites de contact propres à sa société. En outre, il apprend à dégager la signification première d’un objet en le voyant et non plus seulement en le touchant. Le contact devient alors une information d’appoint mais ne s’impose plus au premier abord. C’est en touchant le monde que l’enfant apprend à s’en distinguer et à se poser comme sujet. La sensorialité foisonnante de son environnement passe d’abord par le chemin offert à l’enfant par sa mère, elle est pour le meilleur (mais parfois pour le pire si elle néglige ce rôle de passeur) son ouverture sensuelle et sensorielle vers le monde.

La mère est simultanément matrice de sens et de sensations, elle poursuit dans le temps l’accouchement social et individuel d’un enfant dont elle imprime la tonalité du rapport au monde. A la faveur des expériences cutanées avec sa mère dans le cadre d’une relation sécurisante d’attachement, l’enfant construit son sens des limites et assimile la confiance qui lui permet de se sentir exister avec bonheur et plénitude. Son environnement est à ses yeux investi de sens et de valeur, ni envahissant, ni vide, mais digne d’intérêt. On élève un enfant non seulement en le nourrissant ou en se souciant de son hygiène, mais aussi dans la tendresse, en le portant, en lui insufflant une confiance élémentaire dans le monde qui commence déjà dans les bras de sa mère. La peau maternelle l’enveloppe psychiquement, elle lui imprime ses significations, ses impasses ou ses ouvertures au désir selon la qualité de sa présence et celle du père.

L’enfant, selon D. Anzieu, est dans la nécessité de faire l’expérience d’une enveloppe contenante, c’est-à-dire d’un “maternage” aimant qui lui donne le sens de ses limites personnelles et l’inscrive par la parole et le contact à l’intérieur d’un monde propice fondé sur l’échange. L’enfant qui manque de holding est en permanence en quête des limites et de la confiance qui lui font défaut. Ne pas avoir été porté avec amour l’amène à ressentir un vide, l’absence d’une confiance dans un monde dont il ne sait ce qu’il peut en attendre et ce que les autres peuvent attendre de lui. Si les matériaux sensoriels lui manquent, et notamment le holding (le fait d’être soutenu au sens physique et moral) et le hand ling (le fait d’être porté au sens physique et moral), “il fait de toute façon cette expérience avec ce qui reste à sa disposition : d’où des enveloppes pathologiques constituées par une barrière de bruits incohérents et d’agitation motrice ; elles assurent, non pas la décharge contrôlée de la pulsion, mais l’adaptation de l’organisme à la survie” (Anzieu, 1985, 112).

La rupture de la fusion des corps antérieure à la naissance, le dépouillement de l’enveloppe utérine font de l’enfant un sujet à part entière, livré à lui-même. Le corps à corps mère-enfant invente la société et la culture, c’est-à-dire une manière particulière pour une femme d’élever son enfant. Si elle répond à ses mouvements, lui parle, le caresse, lui marque sa tendresse, lui transmet sa chaleur, l’enfant s’éduque à une tactilité heureuse. Elle éveille sa sensualité en respectant sa différence, en ne l’entraînant pas dans la séduction. Elle ouvre la voie d’une érotisation de sa peau et d’une ouverture prochaine à l’autre. Les échanges cutanés entre la mère et l’enfant doivent éviter l’emprise et laisser l’enfant suivre son chemin dans la tendresse et non l’accaparement.

Si la mère est rigide ou contradictoire, elle imprime à son enfant une sensibilité qui fera corps ensuite à ses relations avec les autres. La tendresse d’un adulte envers les autres est un effet d’éducation et non une bonne ou une mauvaise volonté. La qualité de contact s’enracine dans les premières années de la vie, dans la manière dont l’enfant a été touché, porté, caressé, aimé, stimulé ou non. Sa sensibilité s’éduque dans ses relations avec sa mère et ceux qui l’entourent. En étant caressé, cajolé, aimé, il apprend à caresser, à cajoler, à aimer. S’il a manqué de tendresse et de contact, il en est souvent boulimique dans son existence adulte ou bien il se comporte lui-même avec distance ou agressivité dans ses relations avec les autres, même les plus proches.

Une minorité d’enfants, même après une épreuve personnelle, ne recherche pas nécessairement le contact corporel avec leur mère, leur présence à leur côté leur suffit. L’attachement n’est pas en cause, il ne s’agit nullement d’un rejet ou d’une indifférence à leur égard. L’évitement du contact concerne également le père, parfois non. L’enfant se conforme seulement à la manière habituelle dont ses parents manifestent leur amour en le touchant ou en négligeant le corps à corps. Ces enfants s’accordent à leur mère quand celle-ci est retenue à leur égard. Selon que le père encourage ou non les contacts physiques, l’enfant les recherche ou reste à son entour (Main, 1990, 467). Les formes d’éducation de l’enfant sont liées bien entendu à une appartenance sociale et culturelle, elles sollicitent une certaine proxémie.

Les travaux de Winnicott mettent en lumière les phénomènes transitionnels par lesquels l’enfant apprivoise son angoisse face à l’absence. Au moment où la séparation s’annonce, l’enfant sollicite un objet affectivement investi, rejouant dans l’imaginaire le contact avec la mère momentanément absente ou le redoublant si elle est à son chevet. Ours en peluche, morceau d’étoffe, poupée qu’il suce ou manipule, jette et reprend, conjurant ainsi l’absence. Le doudou est un substitut à la présence maternelle. “Objet transitionnel”, mère portative et prothétique, il l’accompagne dans l’endormissement, le console s’il est blessé, malade ou éloigné d’elle un moment. L’enfant se projette en lui et le fait confident de ses déboires ou de ses espoirs. Le doudou favorise une érotisation de la bouche tout en pourvoyant à la sécurité ontologique dont il a besoin. Il suce également son pouce, se balance, émet de longues lallations. Par une mise en jeu intense de ses sensations kinesthésiques, visuelles, tactiles et auditives, l’enfant dissipe son angoisse en se fabriquant un monde qui se suffit provisoirement à soi. Plus tard, l’accès au langage et à la capacité de penser l’absence réduit ce recours propitiatoire au corps.

Montagu déplore que les mères américaines (il pense manifestement aux mères wasp) tendent à négliger les contacts corporels avec leur enfant. N’ayant souvent jamais tenu de bébés dans leurs bras, elles craignent de lui faire mal, de le faire tomber et évitent les situations d’intimité pour lesquelles elles manquent d’éducation. A la différence des jeunes femmes d’autres sociétés, habituées dès leur plus jeune âge à se soucier de leurs frères ou de leurs sœurs, ou des enfants du voisinage, pour une jeune mère américaine (et aujourd’hui occidentale) la relation à l’enfant est un fait surprenant qui n’est plus transmis par une famille encline à l’enfant unique.

Après la naissance, la séparation de corps est assez radicale. L’enveloppe maternelle est déplacée vers le berceau, la chambre ou l’éventuelle nourrice. Loin de laisser son propre plaisir sensoriel se conjuguer à celui de l’enfant, la mère s’attache plutôt à répondre à ses demandes en le maintenant physiquement à distance (Montagu, 1979, 185). Pour M. Mead, les femmes américaines ont davantage de contacts corporels avec leur fille qu’avec leur fils. La relation au garçon paraît d’emblée sexuée et ce senti ment retient leur caresse. Pour Montagu, cette différence de tactilité reçue par l’homme et la femme dans leur enfance détermine ensuite leur sensibilité. Les hommes sont moins enclins à caresser ou à l’être que les femmes accoutumées à ces attitudes. Mais un homme (ou une femme) qui n’a guère bénéficié de tendresse témoigne d’une difficulté à en manifester plus tard. Les maladresses ou les rudesses des hommes dans les préliminaires amoureux sont souvent liées à ce manque de socialisation affectueuse qui les amène à un refuge dans la “virilité” faite d’une sexualité réduite à la génitalité sans tendresse, sans reconnaissance de l’autre. Dans nos sociétés, les caresses sont nettement un apanage féminin. De même les femmes s’embrassent souvent pour se saluer lorsqu’elles se connaissent, contrairement aux hommes qui préfèrent la poignée de main ou une frappe sur les paumes maintenant la distance à l’autre, voire même les grandes bourrades “viriles” ou les tapes dans le dos (Le Breton, 2004). “L’enfant qui n’est pas épanoui tactilement devient en grandissant un individu un peu rustre, non seulement physiquement dans ses relations aux autres, mais aussi psychologiquement. Ce genre de personne manquera probablement de ‘tact’, de ce sens que le dictionnaire définit comme une ‘délicatesse spontanée’” (Montagu, 1979, 164).

Les jeux d’enfants sont sexuellement orientés. Si la fillette couve sa poupée, le garçon est vite dissuadé d’avoir un tel comportement et ramené à la raison de peur d’en faire une “midinette” ou une “fillette”. Les pères américains ont tendance à jouer davantage avec leurs garçons et à les impliquer dans des jeux “virils” de contact alors qu’ils manifestent envers leurs filles une attitude douce et protectrice. La socialisation différenciée des garçons et des filles confirme des choix de sociétés et imprime leur sensibilité sensorielle, notamment leur attitude face aux contacts corporels. La peau est toujours l’enjeu inconscient de la relation à l’autre.

Dans un certain nombre de sociétés humaines, l’enfant est en permanence en corps à corps avec sa mère, dans ses bras, sur son dos ou sa hanche tenu dans un tissu. Il accompagne ses mouvements, partage ses activités, s’accordant à son rythme. De multiples manières, il est un prolongement de son corps même lorsqu’elle travaille. Il dort quand elle pile le mil ou le riz, repose à ses côtés quand elle sommeille. La mère n’est jamais entravée par sa présence, elle développe une technique du corps qui ne diminue en rien ses activités ordinaires sans le laisser seul. Si elle s’absente un moment, l’enfant est pris en charge de la même manière par les fillettes de la famille ou du village. La peau de sa mère est le filtre sémantique et sensoriel de sa relation au monde.

En Arctique canadien, par exemple, les Netsiliks associent étroitement le corps de l’enfant à celui de sa mère. Celle-ci, calme, sereine, ne gronde jamais son enfant, elle le laisse libre de ses mouvements. Accroché par une écharpe à son dos, l’enfant est en contact cutané par son ventre, tout en étant protégé du froid intense par la fourrure de sa mère. S’il a faim, il gratte la peau de sa mère qui lui donne aussitôt le sein. Il l’accompagne au fil de ses activités journalières, intimement relié à elle. L’élimination intestinale se fait sur le dos de sa mère dans de petites couches de caribou. La mère le reprend alors un instant entre ses mains pour le changer. Ce peau à peau s’effectue en permanence dans un climat de douceur et de tranquillité, dans une trame familiale elle-même apaisante. Un tel environnement développe chez l’enfant un sentiment de confiance envers le monde et envers ses propres ressources, la sérénité l’imprègne, même dans les moments d’adversité qu’il rencontre (Montagu, 1979, 171). M. Mead décrit à Bali combien l’enfant grandit dans un corps à corps incessant avec sa mère ou l’entourage, non seulement la famille, mais l’ensemble des hommes ou des femmes du voisinage, les autres enfants. Il est en permanence immergé dans un bain de stimulation tactile (Bateson, Mead, 1942).

L’enfant du Maghreb est énormément en contact avec sa mère, ses tantes, ses sœurs, ses grands-mères, ou les autres femmes du village ou du quartier. Il connaît une relation de proximité cutanée jusqu’à deux ou trois ans, ou une nouvelle grossesse de sa mère. Nourri au sein, il est allaité à la demande, autant qu’il le désire. S’il pleure, la réaction de sa mère est de lui offrir le sein. Les enfants sucent d’ailleurs rarement leur pouce (Zerdoumi, 1982, 95), ayant moins besoin d’autostimulation que les enfants occidentaux. Dans la journée quand elle s’affaire à ses tâches domestiques, ou se déplace à l’extérieur, elle porte l’enfant sur le dos, ou sur les genoux si elle s’assoit. Si elle est sollicitée ailleurs, elle laisse l’enfant entre les mains d’une autre femme de la famille ou du quartier, ou elle le confie à ses sœurs. Toujours quelqu’un est disponible pour le tenir, jouer avec lui, le caresser, etc. Si la mère l’abandonne trop longtemps, à son retour, désireuse de se racheter, elle le prend dans ses bras, lui parle, le caresse longuement et lui donne le sein parfois pendant une heure (Zerdoumi, 1982, 93).

Longtemps, le fils accompagne sa mère aux bains maures où il vit une étroite complicité tactile et affective avec elle et les autres femmes, tous les attouchements sont permis sans qu’elle en éprouve de gêne. A la naissance d’un frère ou d’une sœur, l’enfant est renvoyé à la périphérie du corps maternel. Il perd le privilège du sein et du contact étroit avec sa mère, mais le relais est souvent pris par ses sœurs ou les autres membres de la famille qui continuent à jouer avec lui, à le surveiller, à le porter. Le père a un contact plus réservé avec ses enfants, en dépit de la parole du Prophète le conviant à extérioriser ses sentiments envers eux en les prenant dans les bras, en les caressant, etc. De manière générale, l’enfant du Maghreb en milieu traditionnel baigne dans un riche univers sensoriel, il jouit d’une tactilité pleine d’amour.

Dans nombre de sociétés africaines, l’enfant est dans une grande proximité physique avec sa mère (Rabain, 1979). R. Devish, évoquant ici les Yakas traduit bien cette communauté tactile de la famille africaine : “De façon quasi continue, l’enfant reste dans un contact épidermique avec la mère, le père, ses propres frères et sœurs, ou avec les parents ou les coépouses du père. Il ne se crée que rarement des vides de contact que l’enfant apprendrait à remplir par le biais d’un objet transitionnel à lui” (Devish, 1990, 56 ; 1993).

D’autres sociétés, à l’inverse, combattent la tendance de l’enfant à s’accrocher au corps de sa mère. Son emmaillotement dans les sociétés européennes traditionnelles a longtemps contenu ses mouvements. Privé de la liberté de se mouvoir, il était laissé dans son berceau, ou près du champ où les adultes travaillaient et le surveillaient tout en accomplissant leur tâche. Dans nos sociétés, le nourrisson est touché, mais nettement moins que dans la plupart des sociétés traditionnelles. Au moment où il apprend à marcher, il connaît une culmination des contacts corporels avec autrui, il est plus touché et cajolé à ce moment que dans sa prime enfance où il est laissé au berceau et pris dans les bras de sa mère surtout au moment des repas ou des soins (donc avec un contact épisodique).

A la différence de maintes autres sociétés où l’enfant habite en quelque sorte le corps de sa mère ou des autres, dans nos sociétés le contact s’amorce essentiellement à la demande de l’enfant (moins sans doute dans les sociétés latines). Les mères occident ales ne jouissent pas de la même disponibilité que leurs homologues africaines ou asiatiques, et elles-mêmes, dans leur enfance, n’ont jamais été confrontées à une telle attitude. Peu à peu, les contacts diminuent et souvent ils deviennent rares au moment de l’approche de la puberté, pour disparaître à l’adolescence. De même, les jeunes enfants se touchent en permanence entre eux dans les terrains de jeux ou les cours de récréation. Ils se tiennent la main, se caressent, se bousculent, jouent à explorer leurs corps, etc. Mais leurs contacts mutuels s’atténuent en école primaire pour s’effacer ensuite. Chaque groupe social développe une manière propre d’éduquer et de sensibiliser ses membres à différentes formes de contacts et de stimulations tactiles, en fonction de la sociabilité qu’il développe et de l’environnement où il s’insère. Des tâches particulières, des compétences acquises, amènent également parfois à une éducation plus affinée du toucher et de la sensibilité tactile.

Les carences du toucher

Une peau commune lie l’enfant à sa mère, et au-delà l’intègre au sein du monde si elle n’est ni déchirée, ni fragmentée ou absente ; même si ses autres besoins physiologiques sont assouvis, l’enfant privé de stimulations sensorielles et de tendresse ne dis pose pas des mêmes atouts dans l’existence qu’un enfant aimé et comblé. Les travaux de Spitz sur l’hospitalisme en donnent un témoignage saisissant. L’absence d’une mère ou d’une nourrice attentive à cause de la maladie ou de la mort, de l’hospitalisation du nourrisson ou de son placement en institution le prive des soins maternels et des contacts cutanés dont il aurait bénéficié pour son développement physique et psychologique. Les dommages subis sont en lien étroit avec la durée de l’éloignement de la figure maternelle et des carences de ceux qui ont la charge de combler ses aspirations à être cajolé, caressé, etc. Dans une étude portant sur 123 nourrissons d’une institution de New York, Spitz montre que les enfants voyant régulièrement leur mère ne connaissent aucune difficulté de croissance ou de relation avec le monde. Pourtant, après six mois, nombre d’entre eux glissent dans des comportements pleurnicheurs en contraste avec leur attitude antérieure enjouée et extravertie. Si l’absence de la mère se prolonge, les pleurs font place au repli sur soi, ils restent couchés sur le ventre dans leur berceau, détournant la tête s’ils sont sollicités et pleurant si la demande est trop insistante. Ils perdent du poids, souffrent d’insomnies, d’affections des voies respiratoires. Le repli sur soi s’accentue et les pleurs cèdent à une sorte de rigidité de leur expression. Étendus sur le sol ou dans leur berceau, ils demeurent indifférents, le visage dépourvu d’animation [11][11]Les théories de l’attachement comme celles de Spitz, Harlow ou….

La “dépression anaclitique” (Spitz, 1965, 206 sq.) touche des enfants coupés du contact avec leur mère à cause de contingences administratives entre le 6e et le 8e mois. Livrés à des soins efficaces mais sans implication affective, sans possibilité de jouer contre le corps d’un adulte, ils entrent dans un marasme dont les mères ont ensuite du mal à les sortir. Pour Spitz, si la séparation dépasse cinq mois et si, pendant ce temps, l’enfant n’est pas materné, caressé, cajolé, stimulé par une figure de remplacement, les dommages physiques et psychologiques risquent de devenir irréversibles. En revanche, si les relations antérieures avec leurs mères sont mauvaises (mères indifférentes ou gênées par le contact avec leur enfant), les incidences physiques ou morales de leur absence sont nettement moins graves.

Une autre étude de Spitz jette une lumière crue sur les conséquences de l’absence du corps à corps de l’enfant avec sa mère (ou sa nourrice). Dans une institution pour enfants abandonnés, il décrit les symptômes de l’hospitalisme. Les enfants sont là aussi parfaitement soignés, nourris, pris en charge. L’hygiène est sans défaut, mais le manque de personnel impose des soins fragmentés et mécaniques, sans tendresse, sans que l’enfant ait le temps de s’attacher à une soignante. Une même infirmière s’occupe d’une douzaine d’enfants. Ses tâches ne lui permettent pas de jouer avec eux, de leur chanter des comptines, de les caresser, de les tenir contre elle, d’introduire une communication auditive, tact ile, olfactive, etc. Les enfants sont pratiquement privés de tendresse et de contacts cutanés. Si les premières semaines de leur éloignement, leurs mères viennent les nourrir, ils sont ensuite totalement livrés au personnel de l’institution. La détérioration physique et psychologique se joue en quelques mois : marasme, passivité, incapacité à jouer, à se mettre sur le ventre ou à s’asseoir, visage sans expression, coordination oculaire déficiente, regard vague, retard de développement, apparition de tics, de mouvements compulsifs, d’automutilations, etc. Le taux de mortalité est énorme. Quatre ans plus tard, ceux qui vivent encore ont du mal à s’asseoir, à se tenir debout, à marcher et à parler. La carence affective, l’absence de stimulation ont détruit leur capacité de développement symbolique et physique. Frustrés d’une relation aimante, ils se replient sur eux-mêmes, devenant sensibles aux maladies et aux retards de croissance.

En 1938 à New York, J. Brunneman qui dirige un service de pédiatrie décide que chaque enfant hospitalisé serait plusieurs fois par jour porté, materné, cajolé, etc. Ce nouveau régime de soins diminue la mortalité infantile dans son service de 30-35 % à 10 %. L’enfant n’a pas seulement besoin de nourriture et de soin mais aussi d’être aimé et d’entrer dans un dialogue corporel avec une personne qui s’intéresse à lui. T. Field raconte l’histoire de Tara, une fillette élevée dans un orphelinat roumain. Elle passe l’essentiel de son temps au lit, n’ayant avec le personnel que des contacts fonctionnels. A sept ans, elle accuse un retard de développement cognitif et de croissance. Elle pèse la moitié du poids d’une enfant de son âge et tient à peine sur ses jambes. Avec d’autres enfants, elle est prise en charge par un thérapeute spécialiste des massages. Après quelques mois de traitements, d’une présence chaleureuse à ses côtés, elle retrouve une vitalité et une force renouvelée (Field, 2001, 13-4) [12][12]Ce ne sont pas seulement les enfants qui requièrent des…. Des enfants bénéficiant de massages connaissent au regard des autres un gain de croissance, de détente, d’appétit, etc. Les prématurés restent hospitalisés moins longtemps et sont plus éveillés, plus attentifs à leur sortie. La privation de contacts physiques et affectifs altère le système immunitaire, la croissance, le développement cognitif et surtout le goût de vivre de l’enfant.

Les lacunes de la mère (ou de la nourrice) à pourvoir une enveloppe affective autour de la peau de l’enfant provoquent des troubles plus ou moins sérieux dans sa relation au monde. Si la membrane cutanée de l’enfant est assez solide pour affronter les turbulences de l’environnement, le manque de stimulation l’empêche de se sentir symboliquement contenu. Le fait de le considérer comme un partenaire de l’échange, de le tenir, de le caresser, de prendre soin de lui, façonne sa confiance dans le monde et lui permet de se situer à l’intérieur du lien social, de savoir ce qu’il peut attendre des autres et ce que les autres peuvent attendre de lui dans un système d’échange et de reconnaissance mutuelle.

A défaut d’épanouir une sécurité ontologique favorisant une confiance active dans son environnement, l’enfant se heurte à lui à travers ses pleurs, ses cris, son agitation. Il est “insupportable”, jamais comblé, sans limite dans ses relations avec les autres. De ne pas être contenu, il devient envahissant. En manque d’assurance, soudain privé de ses maigres repères, ou de manière coutumière, l’enfant devient collant, cherche en permanence à enlacer ses proches. Ce manque d’échange peau à peau dans un climat de confiance et de tendresse suscite plus tard chez l’adulte une pathologie des limites. A défaut de limite de sens s’effectue une recherche de frontalité avec le monde. Ce sont des hommes et des femmes vivant de façon chaotique, qui se sentent vides, insignifiants, n’éprouvant pas leur existence. Ils manquent des limites socialement et psychologiquement nécessaires entre eux et le monde. Le moi-peau (Anzieu, 1985) est perforé de toutes parts à défaut d’avoir été étayé par une affectivité heureuse et cohérente, lors de la prime enfance.

La privation d’amour, le manque de stimulations cutanées de l’enfance amènent des individus à développer des prurits et à soulager la démangeaison en se grattant. Pour la psychosomatique de la peau, nombre d’affections cutanées sont des maladies du défaut de contact, l’expression de carences en matière de stimulations tactiles. Elles sont en outre socialement difficiles à vivre, invalidantes même par les gênes qu’elles occasionnent, le jugement ou le dégoût qu’elles suscitent chez les autres (Consoli, 2004, 68 sq.). Elles freinent l’établissement d’une relation amoureuse de crainte de provoquer le retrait ou le rejet. M. Rosenthal constate, en interrogeant et en observant les mères d’enfants frappés d’eczéma, qu’elles sont peu prodigues en contacts cutanés (Montagu, 1979, 155). La maladie vient colmater les lacunes du contact de peau à peau. L’enfant assume lui-même son enveloppe cutanée mais de manière ambiguë, il traduit à la fois son manque à être et satisfait aux stimulations qui lui manquent. Dans l’ambivalence il traduit sa volonté de changer de peau, ses symptômes sont un appel symbolique à l’adresse de la mère pour susciter son attention et provoquer son affection, et simultanément un reproche de son abandon en se faisant “repoussant”. “Il semble que les mères d’enfants eczémateux ne s’abstiennent pas de contacts corporels avec l’enfant ; mais les contacts proposés, initiés par elles ou en réponse à l’incitation de l’enfant, ne par viennent jamais à être paisibles et confiants. Du fait de l’angoisse qu’ils suscitent chez la mère, pour des raisons diverses, ces contacts de corps semblent voués à l’excès de stimulation, aussi bien d’origine amoureuse qu’agressive” (Bouchart-Godard, 1981, 269) [13][13]S. Consoli décrit à l’autre pôle de l’existence des “prurits…. La qualité de contact à la mère et aux proches de l’enfance conditionne la qualité d’érotisation de la peau de l’homme ou de la femme à venir.

La peau est une mémoire vivante des manques de l’enfance. Ces derniers continuent à résonner longtemps après, même si parfois ils atténuent leur effet par les remèdes ou les rencontres qui se sont nouées, et qui ont avivé ou colmaté les plaies. Des soucis chroniques ou circonstanciels donnent parfois une réaction épidermique : des boutons, au sens réel ou figuré, une crise d’eczéma, de psoriasis ou d’urticaire, des rougeurs. L’allergie ne porte pas seulement sur les plantes ou les animaux, le terme s’applique aussi aux personnes qui suscitent des émois pénibles. L’irritation intérieure résonne sur l’écran cutané, le corps sémantise le contact perturbé. A fleur de peau se lit alors, à la manière d’un sismographe personnel très sensible, l’état moral de l’individu. Si la peau n’est qu’une surface, elle est la profondeur figurée de soi, elle incarne l’intériorité. En touchant la peau, on touche le sujet au sens propre et au sens figuré. La peau est doublement l’organe du contact, si elle conditionne la tactilité, elle mesure aussi la qualité de relation avec les autres. On parle volontiers de bons ou de mauvais contacts. On est bien ou mal dans sa peau. Le rapport au monde de tout homme est une question de peau (Anzieu, 1985 ; Le Breton, 2003).

Au début du siècle, le psychiatre Clérambault interroge des femmes dont la soie est l’objet unique de leur sensualité et de leur désir. Déçues par le contact sexuel avec les hommes, elles trouvent dans le toucher des étoffes la jubilation érotique qui leur manque. L’étoffe “ne rendait pas un éventuel partenaire désirable, elle le remplaçait. Et cette relation prenait la forme d’une passion et d’un orgasme, c’est-à-dire d’un rapport amoureux complet […]. L’étoffe n’était pas non plus pour elles un partenaire passif. Dans une réciprocité qu’elles disaient avoir attendue en vain de leur vie amoureuse, l’étoffe répondait à leurs caresses, opposait son soyeux ou sa raideur aux manipulations, ‘crissait’ et ‘criait’ même. Et pour finir elles se déclaraient ‘prises par l’étoffe’ alors que c’étaient elles qui la souillaient” (Tisseron, 1987, 13). Selon Clérambault, cette attirance s’alimente dans les premières années de l’existence avec une mère absente ou avare de contacts corporels. La découverte fortuite du toucher d’une étoffe dans leur berceau ou à la faveur d’un jeu avec des vêtements ou une poupée cristallise un jour un plaisir susceptible d’être ravivé à tout instant sans dépendance à autrui. A défaut d’amour, ces femmes volent symboliquement l’objet, elles s’emparent de la soie, la palpent et elles jouissent autant du frémissement du tissu que de son contact sur leur peau : “Il vous excite, vous vous sentez mouillée ; aucune jouissance sexuelle n’égale pour moi celle-là”, dit l’une d’elles.

La sexualité devient parfois le prétexte à être touché, caressé, entouré pour des personnes en recherche éperdue de tendresse et de contact (Montagu, 1979, 126-127). Une étude américaine portant sur 39 jeunes femmes de 18 à 25 ans, admises dans un hôpital psychiatrique de Pennsylvanie pour dépression, montre que plus de la moitié d’entre elles utilisait la sexualité moins pour un plaisir que souvent elles ne ressentaient pas que pour être enlacées, tenues. Plusieurs d’entre elles reconnaissent que les relations sexuelles, même à l’intérieur de cette pauvreté affective, sont le prix à payer de leur faim inapaisée de contacts physiques. L’une d’elles dit : “Je veux simplement que quelqu’un me tienne et il me semble que les choses vont ensemble. Si je vais au lit avec quelqu’un, il me tient un moment contre lui” (McAnarney, 1990, 509). Parfois même frigides, ces femmes n’éprouvent que dégoût devant la sexualité, mais leur désir est d’être un instant dans les bras de quelqu’un (Thayer, 1982, 291). Famine d’une tendresse jamais reçue ni dans l’enfance ni ensuite, conjuration de la solitude. Le contact corporel leur donne le sentiment d’être aimées, protégées, réconfortées, et surtout contenues dans des limites symboliques dont l’absence meurtrit leur existence. Leur statut de femme et leur soif de contact les amènent à ne pouvoir dissocier sexualité et intimité physique car pour les hommes qui les convoitent seule importe la sexualité.

Toucher d’aveugle

Le toucher est en puissance chez l’homme un sens d’une certaine acuité même s’il est souvent cantonné dans un rang secondaire par les philosophes. Les aveugles, par exemple, suggèrent un détour pour penser le toucher sur un autre registre, quand il devient une modalité essentielle de la relation au monde. A défaut de voir, les aveugles s’orientent par l’ouïe, et surtout par le contact physique avec les choses. Leur corps tout entier devient touchant, et non seulement leurs doigts. Quand Diderot demande à l’aveugle du Puiseaux sa définition de l’œil, celui-ci répond, provoquant l’admiration du philosophe : “Un organe sur lequel l’air fait l’effet de mon bâton sur ma main.” Sa définition du miroir est subordonnée tout entière au toucher : “Une machine […] qui met les choses en relief, loin d’elles-mêmes, si elles se trouvent placées convenablement par rapport à elle. C’est comme ma main qu’il ne faut pas que je pose à côté d’un objet pour le sentir [14][14]Le système de Louis Braille, ancien élève de Valentin Haüy,…” (Diderot, 1984, 145). Serait-il heur eux d’avoir des yeux ? L’homme répond qu’il aimerait “bien autant avoir de longs bras : il me semble que mes mains m’instruiraient mieux de ce qui se passe dans la lune que vos yeux ou vos télescopes ; et puis les yeux cessent plutôt de voir que les mains de toucher. Il vaudrait donc mieux autant qu’on perfectionnât en moi l’organe que j’ai, que de m’accorder celui qui me manque.”

Dans les Additions, Diderot évoque le cas d’un forgeron opéré avec succès par Daviel qui lui avait rendu la vue, mais qui continuait cependant à se servir de ses mains. Du mathématicien anglais aveugle Saunderson, Diderot écrit qu’il “voyait par la peau” (p. 176). Diderot en conclut que “si un philosophe, aveugle et sourd de naissance, fait un homme à l’imitation de celui de Descartes, j’ose vous assurer, madame, qu’il placera l’âme au bout des doigts” (p. 158). Bien longtemps après, Helen Keller écrit à son tour : “Si j’avais fait un homme, j’aurais certainement placé son cerveau et son âme dans le bout de ses doigts” (1914, 70) [15][15]Descartes, même s’il considère la vue comme le “plus universel”….

L’histoire d’Helen Keller est emblématique. Née en 1880 en Alabama, elle se développe normalement quand, à 18 mois, une maladie la prive de la vue et de l’ouïe. Elle s’enferme alors en elle-même, devenant une enfant difficile. Une institutrice hors du commun, Ann Sullivan, va la remettre au monde par sa patience et son ingéniosité. Pour H. Keller, le monde se donne sous les auspices du toucher (et de l’odorat), c’est à travers ses mains qu’elle conserve encore le contact avec ses proches et son environnement. Avant la régression intellectuelle provoquée par la maladie, elle était à l’aube du langage, prononçant ses premiers mots. Plus tard, en promenant ses doigts sur le visage de sa mère, elle sent les mouvements des traits, des lèvres, les vibrations des cordes vocales et elle s’efforce en vain, en l’imitant, de produire des sons pour participer à ces échanges dont elle est exclue.

Ann Sullivan lui enseigne l’alphabet manuel en traçant des lettres avec ses doigts sur sa main. Mais Helen ne fait pas encore le lien avec le langage. De ses premières paroles, elle se souvient d’un mot, water (eau), qu’elle retrouve plus tard dans un moment d’illumination qui fonde son retour à la communication et au monde. H. Keller se tient près d’une source, la main dans le courant : “Tandis que je goûtais la sensation de cette eau fraîche, Miss Sullivan traça dans ma main restée libre le mot “eau”, d’abord lentement, puis plus vite. Je restais immobile, toute mon attention concentrée sur le mouvement de ses doigts. Soudain il me vint un souvenir imprécis comme de quelque chose depuis longtemps oublié et, d’un seul coup, le mystère du langage me fut révélé. Je savais maintenant que e-a-u désignait ce quelque chose de frais qui coulait sur ma main” (Keller, 1991, 40). A dix ans, rencontrant l’un des professeurs de Laura Bridgman, autre jeune femme sourde et aveugle, mais ayant accédé au langage articulé, elle commence un autre apprentissage pour parler à son tour. Son professeur lui prenait la main “qu’elle promenait légèrement sur son visage, me faisant sentir les positions de sa langue et de ses lèvres pendant qu’elle proférait un son. Je mettais la plus grande ardeur dans chacun de ses mouvements […]. En lisant sur les lèvres de ma maîtresse, je n’avais d’autres moyens d’observation que mes doigts. Le seul tact devait m’instruire des vibrations de la gorge, des mouvements de la bouche, des expressions de la face” (86-88).

Dans l’ouvrage qu’elle rédige à vingt ans, H. Keller décrit les deux modes de communication la reliant aux autres et au monde. Avec l’alphabet manuel, son interlocuteur, qu’elle ne voit ni n’entend, trace rapidement sur sa paume les lettres de l’alphabet correspondant aux mots qu’il souhaite transmettre. Helen perçoit le mouvement du sens de manière continue, comme à la lecture. La vitesse de communication dépend de la familiarité de son partenaire avec ce moyen de contact. Cette manière d’épeler rapidement chaque lettre autorise une conversation ordinaire, elle peut même suivre une conférence si l’orateur n’a pas un débit trop rapide. Une autre forme qui exige une familiarité avec ses interlocuteurs consiste pour elle à porter la main sur leurs organes vocaux. Elle pose le pouce sur le larynx, l’index sur les lèvres, et mène ainsi une discussion avec un proche. “Ainsi, elle saisit le sens de ces phrases inachevées que nous complétons inconsciemment d’après le ton de la voix ou le clignement des yeux” (306).

L’acuité tactile d’Helen Keller se manifeste à tout moment. Si elle ne développe pas la subtilité d’une Laura Bridgman, capable de sentir d’infimes différences dans l’épaisseur d’un fil, elle identifie les traits de caractère de ses amis. De Mark Twain, elle écrit qu’elle perçoit “le clignement de son œil dans l’étreinte de sa main” (191) [16][16]N. Vaschide fait référence à Marie Heurtin, une jeune femme…. Là où d’autres se souviennent du visage des gens qu’ils ont croisés, elle garde en elle la mémoire de la pression des mains serrées et de toutes les contractions qui distinguent les individus les uns des autres. Elle sent à la surface de sa peau les vibrations des rues des grandes métropoles et elle préfère marcher à la campagne qu’en ville car “le grondement sourd et continu de la ville en travail agit sur mes nerfs. Je ressens le piétinement sans fin d’une multitude invisible et ce tumulte inharmonieux m’énerve. Le grincement des pesantes voitures sur le pavé inégal et le sifflet suraigu des machines me torturent” (170). Elle dit “se souvenir dans ses doigts” de maintes discussions avec Ann Sullivan ou ses autres amis. “Quand un passage de ses livres l’intéresse, ou qu’elle désire le fixer dans sa mémoire, elle se le répète rapidement sur les doigts de la main droite, quelquefois aussi ce jeu des doigts est inconscient, elle se parle à elle-même dans l’alphabet manuel. Souvent quand elle se promène dans le hall ou la véranda, on peut voir ses mains se livrer à une mimique effrénée, et les mouvements rapides de ses doigts forment comme un multiple battement d’ailes d’oiseaux” (Villey, 1914, 80).

A propos de ce toucher particulier qui guide l’aveugle dans ces cheminements journaliers, Révèsz (1950) suggère l’emploi du terme haptique pour désigner les modalités de contact allant au-delà du toucher et de la kinesthésie tout en leur étant subtilement liées. Un aveugle use de sa sensibilité cutanée pour identifier les qualités de l’espace. Une fois qu’il connaît une chaise, il l’identifie d’emblée sans avoir à la reconstruire : “Ce n’est pas un défilé, même rapide, de représentations, dans lequel les différentes parties viendraient s’ajouter les unes aux autres dans le même ordre que la sensation première, mais avec une vitesse cent ou mille fois plus grande. C’est un jaillissement. La chaise surgit d’un bloc dans la conscience. Ses éléments divers y coexistent avec une parfaite netteté. Elle s’y dresse avec une réelle complexité. Je ne saurais plus dire dans quel ordre les diverses pièces ont été perçues, et il m’est aussi aisé de les détailler dans un ordre différent” (Villey, 1914, 161). L’aveugle construit son sens de l’espace à travers la tactilité et l’ouïe.

Si pour le voyant la mémoire est essentiellement visuelle, elle est olfactive ou tactile chez l’aveugle. Un simple contact avec un objet connu en restaure aussitôt la structure. Un aveugle dans son environnement familier sent les objets, les meubles, l’atmosphère qui l’entoure. Il identifie l’ambiance des différentes pièces de son habitation ou d’autres lieux à travers une reconnaissance tactile difficile à préciser. Sans en faire un sens infaillible, car il est aussi incertain, les aveugles pressentent parfois à distance des obstacles dispensés sur leur chemin. “Ils localisent, en général sur le front ou sur les tempes, ces sensations, et seuls ou presque seuls sont perçus les objets qui se trouvent à la hauteur du visage. Un aveugle doué de cette faculté, rencontrant un arbre sur son chemin, au lieu de se jeter dessus, s’arrêtera fort bien à un ou deux mètres de lui, quelquefois davantage, le contournera, et poursuivra ensuite sa route avec assurance” (Villey, 1914, 84). Ces impressions diffuses sont associées de façon très subtile à la tactilité, à la température, à l’ouïe. Le sens des obstacles passe chez les voyants par les informations visuelles, mais il se retrouve parfois lors de marches de nuit ou de tâtonnements dans l’obscurité.

En revanche, de manière générale, le régime de connaissance induit par le toucher diffère de celui qui naît de la vue. Pour l’aveugle, le toucher fournit des éléments de savoir de manière successive, là où la vue les offre d’un trait. Le toucher est une expérience discontinue, un tâtonnement qui aboutit à l’élaboration d’une connaissance. Celle-ci est d’autant plus prompte que les éléments touchés sont déjà en partie connus. Mais si la vue est prodigue en informations, la main avance toujours dans la rareté. Elle découvre les choses peu à peu selon la manière dont elles sont disposées sur sa route. Les courants d’air, les objets irradiants de chaleur ou de froid redoublent les informations auditives et tactiles et livrent des indications précieuses au long des parcours dans une pièce ou une rue. “Tant que le soleil luit, écrit Rousseau, nous avons sur eux l’avantage ; dans les ténèbres, ils sont nos guides à leur tour. Nous sommes aveugles la moitié de la vie ; avec la différence que les vrais aveugles savent toujours se conduire ; et que nous n’osons faire un pas au cœur de la nuit [17][17]J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, Flammarion, Paris,….”

L’acuité du toucher développé par maints aveugles est en contradiction avec le statut du corps dans les rites d’interaction de la vie courante. La prohibition du toucher est forte dans nos sociétés et redouble leur difficultés d’orientation. Pour se reconnaître dans un environnement, s’ils touchent les objets, non sans malaise pour ceux qui jouissent de la vue, il leur est impossible de toucher leurs interlocuteurs. Et leurs éventuelles maladresses dans la foule, s’ils heurtent une autre personne, ne sont pas toujours vécues simplement. Si les aveugles, plus que les autres, sont toucheurs dans leur vie courante, entre eux ils se touchent peu, craignant les mêmes équivoques (Le Breton, 1990, 2004).

Cette qualité du toucher, ou de l’ouïe, chez l’aveugle est purement accidentelle, elle naît de la nécessité. Elle est possible au voyant s’il en fait l’apprentissage, ou s’il devient aveugle lui-même. Chez le voyant, l’œil se substitue en permanence au toucher. L’aveugle n’a pas le choix. Mais il convient cependant d’en stimuler l’apprentissage chez l’enfant aveugle de naissance ou par accident ou maladie dans les premières années de son existence. Toucher avec finesse s’apprend à la manière d’une technique du corps qui s’affine au fil du temps.

Avec le pointillé du son, le parcours de l’homme ordinaire est une affaire visuelle. L’aveugle amené à vivre dans un monde de voyants appelle à l’inverse les repères tactiles et musculaires : déclivités du parcours, sensations plantaires de la consistance du sol ou du trottoir (sable, pavé, pierres, boue, etc.), reconnaissance des bouches d’égouts, des bordures de la rue, consistance des arbres, des murs ou du mobilier urbain, pressentiment de la présence d’obstacles, sensations de chaleur, de froid, d’humidité, vibrations de portes qui se ferment ou s’ouvrent, de passants, de voitures, etc. L’ouïe ne “compense” pas la vue, même si elle multiplie les avertissements. Le toucher, lui, exige l’immédiateté du contact, mais l’aisance de l’œil à parcourir l’espace n’est pas celle du bras, et l’aveugle n’accède à l’information tactile qu’au moment où le lien s’établit.

L’ouïe est une autre ligne d’orientation à travers l’intensité et la direction des sons : bruits des voitures, de la circulation ; sonorités particulières de certains lieux : cafés, magasins, chantiers, ruisseaux, rivières, sources, etc. Mais l’aveugle s’y retrouve moins si les informations sonores affluent dans la profusion, brouillant l’identification à cause de la pluie, près d’un boulevard fréquenté, ou si l’environnement se tait ou émet des sons feutrés lorsque la neige tombe, par exemple. “Un grand vent, pour lui, produit le même effet que le brouillard pour les autres. Il est alors désorienté et perdu. Les bruits violents, unissant leurs courants, lui parviennent de tous côtés ; il ne sait, alors, où il se trouve [18][18]E. Canetti, Le Territoire de l’homme, Albin Michel, Paris,….” Une foule de données silencieuses s’interposent entre l’aveugle et le monde et ne lui procurent aucun repère. Maintes balises olfactives accompagnent aussi ses déplacements, même si leurs origines sont plus imprécises. Parfois durables : la présence d’une boulangerie, d’une poissonnerie, d’un fleuriste, d’un épicier, ou provisoires, liées aux saisons et aux floraisons.

Les trajectoires de l’aveugle s’opposent à l’hypertrophie de l’œil de la plupart des passants, elles rappellent aussi combien, si elles ne sont pas utiles, maintes indications sensorielles tombent dans la routine et ne sont plus perçues. La jouissance du monde s’enracine chez lui dans une autre dimension du réel que pour le voyant. Si la notion de “beau jour” est plutôt une notion visuelle, elle possède pour l’aveugle une autre tonalité sensorielle, olfactive ou tactile par exemple. “Pour moi, le vent a pris la place du soleil, et un beau jour est celui où je sens une douce brise sur la peau. Elle fait entrer dans ma vie une multitude de sons. Les feuilles bruissent, les morceaux de papiers glissent le long des pavés, les murs ou les coins de rue résonnent doucement de l’impact du vent, que je sens dans mes cheveux, mon visage ou mes vêtements.” Un jour où il fait seulement chaud est un beau jour, mais l’orage le rend plus excitant, car il me donne soudain un sens de l’espace et de la distance” (Hull, 1990, 12). Borges avouait qu’autrefois il aimait moins voyager : “Maintenant que je suis aveugle, j’aime beaucoup cela ; je sens plus les choses.”

La température des événements

Si un Jorai se perd dans la forêt tropicale et doit chercher son chemin malgré la disparition du soleil, il palpe l’écorce des arbres de manière à repérer la face la plus chaude, celle qui a été chauffée le plus longtemps par le soleil, et il en déduit ainsi la route à suivre (Koechlin, 1991, 171). Les nécessités écologiques induisent des impératifs culturels, des bricolages sociaux qui surprennent nos sociétés, mais cette finesse du toucher n’y trouverait guère d’emploi. Le sens thermique est une “forme de toucher extérieure, affective et temporelle” (Lavelle, 213), mais moins matérielle, plus fluctuante, solidaire des mouvements de l’affectivité personnelle et des conditions ambiantes. Son objet est atmosphérique, comme dirait Tellenbach, et renvoie à une conjonction diffuse de données internes à l’individu et de données extérieures qui lui échappent et dont il se protège en ôtant ou en ajoutant des vêtements, ou par un mode de chauffage approprié. Le toucher n’est jamais indépendant du sens thermique. La peau est une instance de régulation de la température corporelle. Les récepteurs thermiques protégent des dommages éventuels causés par le froid ou la chaleur. Ils signalent le danger avant que la douleur ne survienne, donnant le temps de se prémunir.

Passif ou actif, l’individu éprouve en permanence la température des objets ou des corps en contact avec lui. Les conditions de chaleur ou de froid du monde environnant rebondissent sur la peau et selon ses dispositions personnelles, ses capacités de régulation déterminent sa sensibilité thermique. L’air enveloppe la peau à la manière d’un vêtement invisible, chaud ou froid selon les circonstances. Les températures moyennes ne sont pas ressenties, elles glissent sur la peau sans incidence. Le sens thermique ne s’exerce que lors des excès de température extérieure ou les modifications du milieu interne de l’homme lui-même. Les variations ressenties traduisent les modalités changeantes de son insertion dans la trame des événements. Le sentiment de la température extérieure est déterminé par le degré de chaleur du corps, lui-même largement lié à l’affectivité. S’il a la fièvre à cause d’une maladie, il frissonne et, parfois, échoue à se réchauffer malgré les vêtements, mais il peut aussi frissonner en apprenant une nouvelle qui le glace.

L’émotion se marque chez l’individu par un afflux de sang et une augmentation de la chaleur corporelle. Selon les circonstances et sa sensibilité propre, l’individu connaît des variations thermiques parfois perceptibles à la vue (s’il rougit) ou au toucher. Le sens thermique est un indicateur de la “température” qui règne dans une relation. On parle ainsi d’un accueil glacial ou chaleureux, de la froideur ou de la chaleur d’une personne, d’un discours enflammé ou d’une foule qui s’embrase, de nouvelles qui sont des douches froides ou réchauffent le cœur, d’un regard froid ou brûlant, etc. La chaleur qui monte aux joues ou aux mains, la sueur froide attestent que des situations particulières modifient la température corporelle. Se réchauffer au contact de quelqu’un ou avoir froid dans le dos à cause de la peur, ces formules courantes attestent l’incarnation de la langue. La chair des mots renvoie à la résonance corporelle des événements et à leur “atmosphère”.

La langue anglaise retrouve les mêmes références : elle évoque a cold stare (un regard froid), a heated argument (une discussion enflammée), he heated up to me (ses sentiments se réchauffèrent à mon égard). To be hot under the colar par exemple renvoie à la gêne ressentie après une maladresse (Hall, 1971, 81). D. Anzieu analyse la sensation de chaud ou de froid au contact d’une autre personne comme une mobilisation du moi-peau formé d’un moi corporel tourné vers l’extérieur et d’un moi psychique tourné vers l’intériorité du sujet, et visant à créer ou à recréer “une enveloppe protectrice plus hermétique, plus fermée sur elle-même, plus narcissiquement protectrice, un pare-excitation qui tient autrui à distance” (Anzieu, 1985, 176).

Selon les circonstances de l’éducation, l’individu tolère plus ou moins le froid du dehors. Un enfant élevé dans un climat de surprotection, peu accoutumé à supporter des variations de température, mène sa vie entière selon des critères d’appréciation liés à son enfance. Un autre ayant grandi dans un contexte plus lâche à cet égard acquiert une résistance au froid ou à la chaleur. Les conditions de l’enfance déterminent en profondeur la tolérance personnelle à la température ambiante. Darwin, assis avec ses compagnons frigorifiés autour d’un brasier avec des habitants de la Terre de Feu, observe avec surprise que ces hommes nus se tiennent à l’écart de la flamme.

De même, la main est culturellement orientée à manifester une tolérance ou non à la température des objets. Chez les Bukas, une population amérindienne, l’anthropologue Blackwood est étonné de les voir “mettre les mains dans de l’eau qui vient de bouillir et d’en retirer un taro si chaud que lorsqu’ils me passaient ma part je la laissais invariablement tomber […]. Ils mettent également la main dans une marmite pleine de coquillages dès qu’elle a été retirée du feu” (Klineberg, 1967, 241). Il n’y a pas là une nature particulière de ces hommes mais la seule mise en œuvre d’une culture qui mobilise chez ses membres une sensibilité particulière.

Les ressources humaines en matière de résistance au froid ou à la chaleur sont considérables. L’expérience des enfants dits “sauvages” est riche à ce propos (Le Breton, 2004). Lorsque Victor est découvert à la fin du xviiie siècle dans les montagnes de l’Aveyron, l’enfant vit entièrement nu, en dépit des hivers rigoureux qui viennent de se succéder. Son corps ne porte témoignage d’aucune séquelle du froid. Au contraire, J. Itard, le pédagogue qui l’a pris en charge, observe à son tour, dans les jardins de l’Institut, la capacité peu commune de Victor de disposer du froid avec une surprenante avidité. “Plusieurs fois dans le cours de l’hiver, je l’ai vu en traversant le jardin des sourds-muets, accroupi à demi-nu sur un sol humide, rester ainsi exposé des heures entières à un vent frais et pluvieux. Ce n’est pas seulement pour le froid, mais encore pour une vive chaleur que l’organe de la peau et du toucher ne témoignait d’aucune sensibilité” (Malson, 1964, 143). En plein cœur de l’hiver, Itard le surprend presque nu, se roulant avec bonheur dans la neige. Les températures glacées glissent sur sa peau sans dommage.

Curieusement, Itard est troublé par la résistance thermique de l’enfant, sa jubilation face à la rigueur des éléments qui lui rappellent son ancienne liberté. A l’inverse de la juger comme une chance, il la considère comme une déficience et n’a de cesse de le contraindre à percevoir une température ambiante selon des critères qu’il juge plus “naturels” sans doute, mais qui sont ceux d’une communauté sociale particulière. Itard soumet alors l’enfant à une série d’actions énergiques qui visent à lui faire perdre les perceptions thermiques forgées dans la solitude des plateaux de l’Aveyron. Il raconte dans son journal avec quelle rigueur il lui inflige quotidiennement des bains de plusieurs heures dans une eau chaude. Par un lent travail d’érosion, de fragilisation du corps de l’enfant, après des mois d’un traitement rigoureux, le pédagogue parvient à ébranler les perceptions premières de Victor. Ce dernier devient alors sensible à la différence des températures. Il commence à craindre le froid et il use alors des vêtements à l’image de Itard et de son entourage.

Mais cette assimilation n’est pas sans contre-partie. Victor perd ses anciennes défenses contre la maladie. Il devient vulnérable aux variations de température de son environnement alors qu’auparavant il jouissait d’une santé de fer. Itard néglige cette conséquence et se félicite dans son journal des résultats obtenus.

Itard raconte que l’enfant, assis près du feu, ramasse les charbons ardents tombés hors de l’âtre et les repose sans hâte dans le foyer. A la cuisine, il ôte les pommes de terre de l’eau bouillante où elles cuisent pour les manger aussitôt. “Et je puis vous assurer, écrit Itard, qu’il avait en ce temps-là un épiderme fin et velouté” (Malson, 1964, 144). Fort éloignée de celle ses contemporains parisiens, l’expérience corporelle de Victor traduit son adaptation aux conditions de son environnement. Avec quelles difficultés, en combien d’années, sur quelles bases antérieures ? Ces questions demeurent sans réponse. Mais chez ces enfants prématurément isolés de leur communauté d’origine, la condition première de leur survie repose sur l’amorce de socialisation déjà intégrée, même si celle-ci s’efface peu à peu pour se moduler en fonction des difficultés précises qu’ils affrontent dans leur environnement. La peau de Victor était devenue congruente aux conditions écologiques qui s’imposaient à lui, probablement issu d’un milieu pauvre et ayant vécu plusieurs années dans ce contexte avant de se perdre ou d’être abandonné, l’effort n’avait pas dû être exceptionnel.

On retrouve la même indifférence à la température extérieure chez Amala et Kamala, les deux enfants-loups découverts en Inde en 1923. “La perception du chaud et du froid leur était étrangère, écrit le pasteur Singh qui les prit en charge. Contre les rigueurs de l’hiver, nous leur faisions porter un vêtement mais elles ne le supportaient pas et le mettaient généralement en pièces dès qu’on avait le dos tourné. Nous essayions de leur mettre des couvertures la nuit, mais elles les rejetaient et si l’on insistait, elles les arrachaient. Elles n’étaient pas du tout sensibles au froid et se plaisaient à ne rien porter sur le corps, même par le temps le plus froid. On ne les a jamais vues frissonner lors des saisons les plus fraîches, ni transpirer par les jours ou les nuits les plus chauds (Singh, Zingg, 1980, 50).

Ces deux fillettes ou Victor, parmi maints autres exemples, avaient développé avec vigueur une capacité de régulation thermique que l’usage des vêtements relaie artificiellement, sans que l’organisme ait besoin de mobiliser ses ressources naturelles. Cette défense est aujourd’hui largement refoulée pour l’homme des sociétés occidentales du fait du large éventail des vêtements dont il dispose, de la climatisation ou du chauffage des lieux de vie ou de transports. Le corps perd ainsi la faculté de se mesurer aux éléments.

Dans nombre de sociétés humaines, seul ou à plusieurs, les bains chauds sont une tradition, procurant au corps une sensation d’apaisement, de purification, d’abandon au temps et souvent aussi de soulagement de la douleur ou de la fatigue. L’expérience du bain est essentiellement tactile, elle renvoie l’individu à sa peau affectée par la température de l’eau ou de l’air ambiant. La chaleur baigne le corps sans le brûler, elle le détend, soulage la fatigue, favorise la rêverie. L’eau enveloppe la peau et renvoie l’individu à son épaisseur corporelle, au sentiment heureux de ses limites. Sans doute évoque-t-elle également le souvenir enfoui de la matrice. Les enfants jouent dans l’eau, s’éclaboussent, rient, ils peinent à en sortir. Dans nos salles de bain une liturgie corporelle se déroule, donnant libre cours à la stimulation cutanée. Le bain chaud est souvent associé à la sexualité, ou du moins à des stimulations agréables que l’individu se dispense (Pow pow, hammam).

Le bain froid (ou la douche) est plus stimulant, il provoque des modifications respiratoires qui incitent à reprendre son souffle et énergétise le corps, tonifie le sujet. Thoreau, à Walden, dit le bonheur de ses baignades quotidiennes où il “lavait (s)a personne des poussières du labeur, ou effaçait la dernière ride causée par l’étude [19][19]H. D. Thoreau, Walden, op. cit., p. 167.”. Chaque matin, écrit-il, “je me levais de bonne heure et me baignais dans l’étang ; c’était un exercice religieux, et l’une des meilleures choses que je fisse. On prétend que sur la baignoire du roi Tching-thang des caractères étaient gravés à cette intention : ‘Renouvelle-toi complètement chaque jour ; et encore ; et encore à jamais.’ Voilà que je comprends” (88).

Notes

[1] Aristote, Petit traité d’histoire naturelle, Belles-Lettres, Paris, 1953, 455a, pp. 23-25 et 27.

[2] E. Junger, Le Contemplateur solitaire, Grasset, Paris, 1975, p. 87.

[3] Condillac, Traité des sensations, puf, Paris, 1947, p. 312.

[4] R. Descartes, Principes de la philosophie, Gallimard, Paris, p. 660.

[5] Condillac, Id., p. 313.

[6] M. Proust, Du côté de chez Swann, Livre de Poche, Paris, p. 8.

[7] V. Woolf, Les Vagues, Livre de Poche, Paris, 1974, p. 54.

[8] Sur les conduites à risque ou le sport extrême comme recherche d’une limite physique, cf. D. Le Breton, Passions du risque, Métailié, Paris, 2000 et Conduites à risque. Des jeux de mort au jeu de vivre, puf, Paris, 2002.

[9] Exceptionnellement, chez des individus privés de l’exercice de leurs mains, les pieds sont susceptibles de toucher, de sentir, de saisir, de pousser, de casser, de façonner, de peindre, d’écrire, etc. Ils sont alors voués à la plupart des fonctions ordinaires de la main même si leur structure ostéomorphologique ne leur laisse pas une telle marge de manœuvre. Un bel exemple dans C. Brown (Celui qui regardait passer les jours, Seuil, 1971 ; et Du pied gauche, Laffont, 1990), né paralysé et dont seuls bougent le visage et le pied gauche qui est devenu son lien fondamental au monde. La littérature de la Renaissance évoque des cas de ce genre. Ainsi, l’anatomiste Benedetti (1450-1512) rencontre “une femme née sans bras qui était habile pour filer et coudre avec ses pieds” (O’Rourke Boyle, 1998). Ambroise Paré décrit un cas semblable dans son ouvrage Des Monstres et prodiges (1996).

[10] Si les soignants mettent simplement en œuvre un bref programme de stimulation tactile (massage, portage, échanges de paroles, jeux, etc.), les enfants prématurés bénéficient d’un gain de poids, d’une meilleure croissance, d’un apaisement qui les distinguent de ceux qui n’ont pas participé à l’expérimentation. Sur toutes ces données, outre les travaux essentiels de A. Montagu, voir les nombreux témoignages et les débats à ce propos, in Barnard, Brazelton (1990), Field (2004), Consoli (2004).

[11] Les théories de l’attachement comme celles de Spitz, Harlow ou Bowlby recoupent les travaux plus anciens de Hermann (1973) qui insistaient sur ces impératifs de contact et de tendresse dans la relation à l’enfant. A ses yeux, ceux-ci étaient aussi importants pour le développement et le goût de vivre de l’enfant que les soins ou la nourriture.

[12] Ce ne sont pas seulement les enfants qui requièrent des contacts et une reconnaissance de ce qu’ils sont. Les personnes âgées en demandent énormément, non seulement dans les institutions où elles sont prises en charge, mais également à leur domicile. Une pratique régulière de massage s’il est consenti, bien entendu, même modeste, améliore considérablement leur état physique, et surtout leur goût de vivre.

[13] S. Consoli décrit à l’autre pôle de l’existence des “prurits séniles” chez des personnes âgées privées de tendresse et de contacts avec les autres (Consoli, 2004, 202). Souvent à cet âge le sentiment d’abandon alimente des délires d’infestation cutanée, le sentiment d’être dévoré par des parasites sales, etc. (p. 85).

[14] Le système de Louis Braille, ancien élève de Valentin Haüy, consiste à inscrire les sons sous la forme d’un relief reconnaissable par la sensibilité digitale. Les 63 caractères de l’alphabet braille s’impriment en creux et se lisent en relief, sous la forme d’une perception haptique.

[15] Descartes, même s’il considère la vue comme le “plus universel” et le “plus noble” des sens, ne cesse dans sa Dioptrique de solliciter l’image de l’aveugle et de son bâton pour expliquer comment la lumière touche l’œil : “ceux qui, étant nés aveugles, s’en sont servis toute leur vie, et vous l’y trouverez si parfaite et si exacte, qu’on pourrait quasi dire qu’ils voient des mains ou que leur bâton est l’organe de quelque sixième sens qui leur a été donné au défaut de la vue”.

[16] N. Vaschide fait référence à Marie Heurtin, une jeune femme sourde et aveugle de naissance, dont il note également le sensibilité tactile : “Parfois même il lui suffit de toucher le poignet de sœur sainte Marguerite et d’en sentir les muscles se déplacer pour interpréter sa pensée, semblable à un musicien qui jugerait d’une mélodie, sans l’entendre, aux seules vibrations des cordes placées sous ses doigts” (Vaschide, 1909, 208). Dans le film de Chaplin, Les Lumières de la ville, l’héroïne qui a retrouvé la vue reconnaît son sauveur par le toucher.

[17] J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, Flammarion, Paris, 1966, p. 168.

[18] E. Canetti, Le Territoire de l’homme, Albin Michel, Paris, 1978, p. 138.

[19] H. D. Thoreau, Walden, op. cit., p. 167.

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