Du massage viennent les mots

Florence Griffay Mouterde (psychomotricienne, Caluire (Rhône))

Des parents se retrouvent en petits groupes pour apprendre à masser leur bébé. La technique proposée est simple, afin qu’ils puissent rapidement se l’approprier. Ils vivent ainsi un moment d’échanges privilégiés avec leur enfant à travers le toucher. Cet espace où le corps est très présent va souvent libérer la parole et permettre aux parents de partager leur expérience de la parentalité. Ces échanges très riches vont les rassurer et les aider à trouver leur propre cheminement.

Un groupe de massage

J’installe, je prépare des petits matelas recouverts de housses colorées, aux dessins naïfs, disposés en cercle, à même le sol, pour les bébés, et des matelas plus grands autour pour les parents, avec de gros coussins pour s’adosser, se caler confortablement.

Je dispose, j’arrange et je pense à tout ce petit monde qui va arriver dans quelques minutes. Je me remémore les prénoms des bébés, certains sont déjà venus une fois ou deux fois. J’essaye de me rappeler comment ils étaient, comment ils ont réagi pendant la séance précédente, de retrouver le visage des parents qui les ont accompagnés. D’autres vont venir pour la première fois, intimidés, observateurs. Ils seront quatre ou cinq bébés, avec leur mère, leur père parfois mais plus rarement. Alors ici, je choisis de parler d’elles.

Les voilà, avec leur bébé blotti dans une écharpe, un porte-bébé, ou calé dans une poussette, et chargées de sacs, de gros sacs débordant de couches, vêtements de rechange, doudous, biberons, serviette… Elles choisissent leur place, se l’approprient, installent le bébé. Certains sont réveillés, regardent partout, curieux, d’autres dorment, calés au chaud.

Quand toutes sont arrivées, installées, chacune se présente, son prénom, celui de son bébé, son âge, son rang dans la fratrie, et précise si elle vient pour la première fois ou non. Elles jettent des coups d’œil discrets aux autres, les comparent peut-être au leur (il est plus gros que le mien, tient mieux sa tête, est moins joli…), mais n’en disent rien.

Avec ceux qui sont prêts, on va commencer le massage, les autres continuent de dormir ou mangent. La séance est longue, elle dure une heure et demie au moins, pour que rien ne soit précipité, que chacun soit massé quand c’est le moment pour lui. Le bébé est déshabillé ou garde un body – comme sa mère le souhaite.

Le massage est bien sûr plus agréable sur la peau nue, mais certaines mères craignent que leur bébé n’ait froid, certains n’aiment pas être déshabillés ; l’important est que sa mère et lui soient à l’aise.

Je m’approche successivement de chaque couple mère/bébé, je me présente à lui. Je lui dis pourquoi il est là, j’attends un petit signe de sa part, un sourire, un regard, un son et je demande à la mère si je lui montre le massage sur son bébé ou si elle préfère le regarder sur un autre, solution qu’elle choisit si elle ne souhaite pas que je touche son bébé. Elles ont donc le choix. Presque toutes choisissent que je masse leur bébé, disant que ça les rassure. On commente ensemble les réactions du bébé, elles s’attendrissent, s’étonnent parfois, puis très vite, je « passe la main » et elles massent à leur tour.

Rien ne sera montré sur un poupon, car un poupon ne sourit pas quand on lui masse les tempes, n’allonge pas la jambe quand on passe sur la plante de son pied, ne fait pas une petite moue quand il n’apprécie pas qu’on lui touche le visage. Ce qui compte, c’est bien la réaction du bébé et non pas le geste. On entend parfois que c’est intrusif de toucher un bébé qui n’est pas le sien. Où est l’intrusion quand on leur demande leur accord, quand on observe attentivement leurs réactions pendant cette démonstration ?

Certaines paroles peuvent être beaucoup plus intrusives que le toucher, s’il est respectueux, bien sûr…

Chaque mère va voir les mouvements de massage correspondant à sa séance, des mouvements simples, qu’elle peut s’approprier facilement, la démonstration est brève, pour que l’enfant soit encore disponible au massage qu’elle va lui proposer. J’ai choisi un enchaînement de gestes appropriés à ce qu’un enfant peut recevoir.

Je commence par des mouvements qui passent sur tout son corps, lui permettant de sentir sa globalité, puis je détaille, chaque partie du corps est massée successivement pour qu’il en prenne conscience, et je termine de nouveau par des mouvements qui enveloppent tout le corps pour qu’il se sente unifié. Je lui montre que la pression ne sera pas la même selon les parties du corps, que le massage n’est pas une caresse, que l’enfant est rassuré par des mouvements contenants, enveloppants. Chacune viendra à quatre séances. Chaque fois, j’ajoute quelques mouvements nouveaux, de façon à ce que l’apprentissage se fasse en douceur, que la mère reste dans le lien avec son bébé et n’ait pas un effort de mémoire à fournir.

Pendant qu’elle masse, j’observe de loin, je ne la lâche pas, mais je reste discrète pour qu’elle le fasse à sa façon. Souvent, elle fait différemment de ce que j’ai montré, mais je n’interviens pas (sauf si elle le demande). C’est un nouveau lien qu’ils inventent à deux, l’une répondant aux réactions de l’autre. Leur relation à ce moment-là est beaucoup plus importante que le geste « professionnel parfait ». Si l’enfant n’apprécie pas une partie du corps, je l’invite à la proposer quand même, sans s’attarder, pour qu’il découvre une sensation jusque-là inconnue. Par exemple, il peut arriver que l’enfant n’aime pas qu’on lui touche le visage, parce qu’il l’assimile aux soins d’hygiène ou au mouche-bébé ; on passe alors rapidement pour qu’il sente qu’il s’agit d’autre chose, et bien souvent, après deux ou trois fois, il l’apprécie et sourit. Je ne vais intervenir que si j’observe qu’elle veut tellement s’appliquer et bien faire qu’elle ne voit pas que son bébé n’a plus envie d’être massé, ou si elle n’est pas encore bien à l’aise avec le toucher et qu’elle a besoin d’être rassurée.

Le massage peut être interrompu pour un câlin, un repas, puis reprendre tranquillement. On a le temps.

Et tout au long de la séance, pendant que la mère nourrit son bébé, qu’elle le promène en le berçant dans la pièce parce qu’il pleure, qu’il s’endort dans ses bras, des paroles vont s’échanger, des mots qui viennent à partir de ce qu’elles vivent au quotidien : la fatigue, le sommeil morcelé, la nuit ; l’allaitement parfois compliqué ; la reprise du travail et son lot d’ambivalence, l’envie, mais aussi la culpabilité ; la difficulté d’envisager la séparation, précisément au moment où le quotidien s’adoucit, le choix du mode de garde, de la personne qui va la « remplacer » pendant la journée ; le sevrage qu’il faut envisager, alors qu’elle est bien installée dans l’allaitement ; la réaction des enfants aînés, la jalousie, l’agitation, la régression ; l’inquiétude et la culpabilité face aux pleurs qui ne sont pas toujours décodables et qu’elle n’arrive pas à apaiser ; l’accouchement et ses traces parfois douloureuses ; la désillusion par rapport à l’idéal qu’elle avait imaginé ; la solitude, en journée, pendant que son compagnon travaille ; les conseils qu’elle reçoit de sa famille, de ses amis et les jugements qui les accompagnent.

Leurs échanges sont d’une grande qualité. Elles ne se contentent pas de comparer les « performances » de leur bébé, mais osent dire leurs doutes, leurs interrogations, leurs émotions, leur ambivalence. Ce qui est difficile est mis en mots, une représentation s’élabore, alors que seules chez elles, le problème les envahissait et tournait en boucle dans leur tête. Les paroles de l’une viennent toucher l’autre qui rebondit, ose alors dire ce qu’elle gardait enfoui, pensant que c’était honteux, inavouable, voire anormal. Parfois, les larmes viennent, les sourires aussi. Elles s’aperçoivent qu’elles partagent des préoccupations communes, le ballon d’inquiétude se dégonfle, le poids s’allège, la situation n’est plus si dramatique.

Toutes ces questions vont être échangées avec simplicité, parce qu’aucune ne sait mieux qu’une autre. Toutes vivent cette expérience très riche mais bouleversante de la maternité. Elles découvrent, s’étonnent, essayent, tâtonnent, trouvent parfois et partagent leurs découvertes. Bien sûr, elles en ont déjà parlé au pédiatre, qui a répondu par un conseil vite donné, elles en ont parlé à leurs amis, mais le cadre social est là, avec ses règles, il faut « réussir » son enfant, comme on réussit au travail, alors elles ne disent pas tout, pour rester à la hauteur. Elles en ont parlé à leur famille et les échanges sont alors teintés de rivalités inconscientes… Le groupe a l’avantage d’être plus neutre et bienveillant. Je reste attentive à ce qui se dit, garante du cadre. Je fais le lien entre elles. Je mets des mots sur certaines émotions. Je soutiens une mère si je sens qu’elle a besoin d’être accompagnée un peu plus pour oser dire. Je veille à ce qu’une mère n’en culpabilise pas une autre avec une parole ou une attitude blessante. (Comment rester sereine, si on a fait le choix de ne pas allaiter son bébé, ou pas pu le faire, quand une autre dit que c’est tellement extraordinaire d’allaiter qu’elle ne comprend pas qu’on puisse ne pas le faire ?)

J’interviens en fait assez peu pendant ces échanges. Ce n’est pas nécessaire, le groupe est là pour aider à réfléchir, protéger, réassurer. L’étayage qu’elles vont trouver entre elles, le cheminement tranquille de la pensée à partir de ce qu’elles observent des autres bébés, les aideront, plus que mes conseils, à trouver leurs propres solutions. Parfois, c’est le silence… L’attention flotte, la rêverie s’installe. J’attends, je ne pose pas de questions pour meubler. Le silence n’est pas lourd, il est plein de ce qu’elles viennent d’échanger.

Elles observent comment leur bébé regarde les autres, les appelle avec des sons. Elles sont surprises qu’il s’intéresse autant aux autres. Elles interprètent tous ces petits liens, imaginant les mots qu’ils pourraient se dire. Elles savent que je ne suis pas professionnelle des soins et de la puériculture. Elles ne me posent donc pas de question sur le poids, l’alimentation ou les vaccins, je n’aurais pas les réponses. Cette position de ne pas savoir est assez confortable. Elle me permet de me situer à la place de celle qui écoute et qui va peut-être apprendre de ces femmes, de pouvoir découvrir d’autres formes de maternage que celles que j’ai vécues ou que je connais déjà, de m’en étonner parfois, mais de constater aussi qu’il y a tant de façons possibles d’être mère. Chacune invente la sienne et crée le lien avec son enfant à sa façon, avec son histoire, avec le contexte social et conjugal du moment. Paradoxalement, cette attitude « d’observatrice bienveillante » nourrit la pensée de la mère. Elle s’entend, réajuste et trouve peu à peu son chemin, sans être encombrée de conseils qui ne lui conviendraient pas. Cependant, si j’observe que l’enfant ne s’y retrouve pas, que le décalage entre ce qu’elle lui propose et ce qu’il peut recevoir est trop important, je vais essayer d’orienter la réflexion par quelques questions, ou éventuellement suggérer une consultation plus spécialisée.

Paul et Julie

Julie m’appelle un matin : elle voudrait participer au groupe qui a lieu l’après-midi. Son bébé, Paul, a 6 mois. Elle voulait venir depuis longtemps, mais le quotidien est très difficile, Paul pleure beaucoup, elle sort très peu. Je n’ai plus de place, mais je la sens tellement désemparée que je lui propose quand même de venir. Elle arrive avec une heure de retard (elle s’est trompée d’adresse), essoufflée, désolée, prête à repartir si je trouve que c’est trop tard pour les accueillir. Bien sûr que non… Je lui montre le matelas qui l’attend, elle sort Paul de son écharpe. Je rencontre un bébé petit, beaucoup plus menu que les autres qui ont 3 mois, curieux, qui regarde partout, ses yeux sombres grands ouverts. Elle souhaite le masser tout de suite, je lui montre, elle le fait à son tour. Paul est très présent par le regard et les mimiques, mais il bouge beaucoup, comme s’il se défendait. Il se détend peu, à plusieurs reprises il s’arc-boute sur la tête et les pieds. Le massage dure peu, il pleure, elle le console en l’allaitant. Son bébé est à peine installé qu’elle se met à parler : « Je trouve que c’est difficile de devenir maman, je ne m’y attendais pas. Paul dort très peu, pleure beaucoup, met longtemps à s’endormir, se réveille vite. Je pensais travailler à la maison pendant qu’il dormirait (elle est étudiante), mais c’est impossible. J’ai loupé le premier semestre, je me demande si je vais pouvoir commencer le deuxième. Je ne peux pas le faire garder, de peur que la personne qui le garde ne le supporte pas. Il se réveille plusieurs fois la nuit, on dort ensemble, je ne sais pas si c’est mieux de le garder près de nous ou de le faire dormir dans sa chambre, j’ai lu beaucoup de choses contradictoires sur les blogs. Je voulais venir avant, mais je ne pouvais pas sortir, pourtant il est mieux, et moi aussi, quand on voit du monde. L’allaitement est difficile, j’ai des canaux lactifères bouchés, mais je veux continuer, j’ai consulté une sage-femme spécialisée, elle m’a donné des conseils, mais ils sont beaucoup trop difficiles à appliquer. »

Voilà, elle nous a tout livré en vrac. J’interviens peu, seulement en reprenant quelques-unes de ses paroles, je veille surtout à la soutenir et à la déculpabiliser. La mère d’Anna lui dit : « Mais fais-le garder ! Laisse-le de temps en temps, pense à toi, fais des choses qui te plaisent, il est vraiment pénible, ton fils ! » Julie est surprise, attend un peu puis reprend : « Oui, il est vraiment pénible. » J’ajoute que parfois, quand on se sépare un moment, on a plus de plaisir à se retrouver. On se quitte un peu après, je me demande si elle reviendra, si elle ne s’est pas trop livrée. La deuxième fois, elle arrive de nouveau avec beaucoup de retard (me laissant le temps de penser qu’elle ne viendra peut-être pas). Cette fois, c’est parce qu’il mangeait. Elle le masse, il se détend mieux, ne s’agite pas, ne se cabre pas comme la première fois, puis de nouveau, elle l’allaite et parle longtemps : « La nuit, il se réveille souvent, se rendort mal, je me demande si l’allaitement est suffisant (question que je me posais aussi, vu son petit gabarit, mais que j’avais choisi la première fois de ne pas aborder), s’il ne faudrait pas diversifier. J’aimerais lui donner des légumes ou des compotes, mais j’ai lu sur des blogs que la cuillère est intrusive, alors je ne sais pas comment introduire les aliments et je continue à l’allaiter, tout en pensant bien que ça n’est pas suffisant. Je pourrais aussi essayer les biberons, d’ailleurs son père n’attend que ça. »

La mère de Léon approuve : « Je ne sais pas comment tu résistes aux nuits hachées depuis six mois, moi, ça dure depuis trois mois et je suis déjà épuisée, et cette fatigue joue certainement sur notre production de lait. C’est un cercle vicieux, plus on est fatiguées, moins on a de lait et plus ils se réveillent et plus on est fatiguées. » Julie reprend : « Oui, je suis épuisée, cette disponibilité 24 h/24 m’épuise, avec Paul dans les bras tout le temps, je ne peux rien faire d’autre. Parfois, je n’ai même plus de plaisir à m’en occuper. J’ai retenu de la dernière fois qu’on se retrouve mieux si on se sépare, j’y pense, ça lui permettrait de connaître d’autres personnes. » Et après un temps de silence : « Et moi, je reprendrais mes études, on ne m’avait pas dit que c’était si difficile d’être mère, que ça change toute la vie. » Pendant qu’elle parle, Paul est calme, observe les autres, est très attentif. Je continue à l’accompagner dans son cheminement, je ne donne pas de conseils pratiques sur l’alimentation, mais souligne que ce n’est pas tant « la cuillère » qui est intrusive que la façon dont elle est présentée et qu’elle peut se fier à son intuition plutôt qu’aux conseils donnés dans les blogs. Je l’informe, sur le ton de l’humour, que se tient le lendemain une conférence, proposée par l’association La cause des parents : « L’arrivée d’un enfant, tempête dans le couple ? »

Elle arrive presque à l’heure la troisième fois. Paul est paisible pendant toute la séance. Elle commence par le masser. Il reste un long moment sur le dos, ce qu’elle ne pensait pas possible, très présent par les sons, les sourires, puis se retourne et observe les autres bébés pendant qu’elle lui masse le dos.

Puis, comme les fois précédentes, elle l’allaite et parle : « J’ai commencé à tirer mon lait pour qu’il prenne des biberons, et puis je lui ai présenté des morceaux de légumes sur la table et la cuillère, il a choisi la cuillère, contrairement à ce qu’on m’avait dit. » Je lui dis qu’il n’y a pas de recette universelle pour élever un enfant, qu’on peut se fier à ce qu’on a soi-même envie de lui proposer et à l’observation de ses réactions.

Elle ajoute : « Au fait ! J’y suis allée, à la conférence. La conférencière a dit que la fusion avec son enfant a des limites, qu’on ne peut pas tout donner à son enfant en s’oubliant. Je sens que j’ai atteint la limite de la fusion, que parfois, j’en ai assez, que je pourrais parfois être animale, violente avec lui. Son père a un peu démissionné, il n’intervient plus. J’ai retenu aussi que le couple, c’est important, et qu’il faut retrouver des moments d’intimité, la nuit aussi.

Je lui ai commandé un lit, il va bientôt dormir dans sa chambre. Et puis, je vais le faire garder quelques heures par semaine. Ça y est, c’est au point et même si je ne reprends pas mes études cette année, je ferai des choses toute seule que je ne peux pas faire avec lui. » Je la trouve plus calme, moins culpabilisée d’en avoir assez.

Quand elle vient pour la dernière séance, elle se présente aux autres en disant que c’est la dernière fois qu’elle vient, que c’est triste. Je lui parle des « moments partagés », temps de rencontre entre parents que l’association propose chaque semaine. Elle reparle de l’alimentation : « Je ne dois pas être trop intrusive avec ma cuillère, parce que c’est lui qui se penche en avant pour la prendre », de la séparation : « Je suis allée à un groupe de tricot, ça m’a fait beaucoup de bien de le laisser un moment. Je vais recommencer. J’ai pris aussi des rendez-vous pour la rééducation du périnée. » Puis elle le masse et cette fois, il est très réceptif pendant un long moment, il sait lui montrer ce qu’il aime en gazouillant et souriant, puis il se retourne sur le ventre et sourit à l’assemblée des bébés et des autres mères. Quand elle part, elle m’embrasse, ce qui est peu courant.

Les mots

Bien sûr, toutes les mères ne parlent pas autant et ne cheminent pas aussi rapidement, mais cette situation présentée est bien réelle et non exceptionnelle ; la plupart des mères vont en effet se saisir de cet espace qui leur est proposé. Rares sont celles qui viennent, massent seulement leur bébé et repartent. Si elles ne sont pas venues à un groupe de parole, et si leur démarche est davantage orientée sur le massage, elles vont pourtant bien souvent parler plus que masser. Dans ces groupes où le corps est exposé – le corps du bébé qui est massé, nourri, bercé, câliné, le corps de la mère calé confortablement, relâché contre les coussins, qui allaite, qui masse, on peut penser que ce corps-à-corps très présent, cette proximité, cette complicité entre elles facilitent la venue des mots. À ce moment de leur vie, tout est corporel et émotionnel entre elles et leur bébé. Cette proposition de groupes de massage où le corps est mis en scène est donc tout à fait indiquée et adaptée, tout en sachant que les mots viendront et qu’il faut être prêt à les accueillir.

Par tous ces échanges riches et intimes, ces groupes permettent de sortir d’une spirale d’inquiétude et de dévalorisation. Combien de mères ont appelé le matin pour annuler parce qu’elles n’osaient pas sortir tellement leur bébé pleurait ? Ayant été encouragées à venir malgré tout, elles sont reparties tranquillisées avec un bébé endormi dans leurs bras. Parfois, des choses très lourdes sont déposées : Camille vient avec Anna qui pleure pendant trois séances, à la quatrième, elle nous dit en pleurant elle aussi qu’elle a accouché de triplés mais que les deux petits garçons n’ont pas vécu, qu’Anna doit être triste de ne plus les avoir près d’elle… Aude a déménagé de Paris à Lyon en prenant le tgv dès la sortie de la maternité, pour se retrouver dans un appartement et un environnement inconnus, avec un compagnon qui doit faire ses preuves dans son nouveau travail et rentre très tard, n’est pas disponible ; Juliette a 8 mois, elles ne se sont toujours pas accordées…

Nadège est née elle-même après deux frères décédés de mort subite à quelques mois. Elle se demande comment faire confiance à Mathis et croire qu’il va vivre… Je ne suis pas sûre qu’elles auraient participé à des groupes en prévoyant de parler de ces souffrances enfouies, cependant, les mots sont venus. Elles sont reparties… Je range, j’empile les matelas. Je pense à tout ce qui s’est échangé. Parfois je me dis que, toutes ensemble, nous avons réalisé un vrai travail de prévention…

 

Érès | « Spirale »

2015/2 N° 74 | pages 147 à 154

ISSN 1278-4699

ISBN 9782749248042

 

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