« Il y a une puissance politique du toucher »

Pourquoi le toucher est-il le sens qui résiste le plus à la numérisation ? La société du « sans contact » est-elle vraiment inéluctable ? À l’occasion de la sortie en librairie, ce vendredi 13 janvier, de son livre Des Mains heureuses, archéologie du toucher (Seuil, 2023), nous publions ici l’entretien que la journaliste Claire Richard nous avait accordé il y a quelques mois et qui était paru dans le dossier sur la « disparition » du corps de notre numéro d’octobre 2022.

Malheur à qui doit pitcher ce livre. Pas réellement une enquête anthropologique sur le toucher, pas vraiment un livre d’ego-recherche, plutôt un ouvrage patchwork au sens le plus noble du terme. L’essai de Claire Richard présente des fragments d’anecdotes personnelles autour de sa grossesse et sa maternité, avec une importance hypertrophiée du sens du toucher dans les relations avec son fils, in utero comme lors des premiers jours. Mais on y trouve aussi des anecdotes historiques comme celle de cet orphelinat roumain dans lequel, du temps du régime de Ceausescu, on se contentait d’élever les enfants en remplissant leurs besoins physiologiques (nourris, changés, couchés). Pas d’amour, de caresses ni de bisou… Spoiler : ils sont tous devenus complètement dingues.

Le livre cite également les témoignages de professionnelles pendant cette période si particulière en matière de toucher que fut le premier confinement décrété au début de la pandémie de Covid-19, quand approcher son prochain était présenté comme une attitude potentiellement mortelle. Claire Richard livre notamment les réflexions d’une psychologue en Ehpad prise en étau entre la fragilité des résidents, celle des soignants et sa propre fatigue d’être toujours en alerte, toujours sur le qui-vive de l’obsession hygiéniste lorsqu’elle rentrait chez elle…

Le journaliste met aussi en relief les témoignages publiés sur des forums par de jeunes mères épuisées ou désemparées, ou ceux de personnes LGBTQIA+ s’interrogeant sur les risques liés à certaines pratiques sexuelles. Elle avance aussi pas mal de réflexions d’ordre technologique, notamment sur ces photos qu’on n’oserait pas punaiser au mur mais qu’on garde pourtant dans son téléphone… Sans prétendre à l’exhaustivité, l’essai de Claire Richard prend ainsi la forme d’une exploration érudite et poétique du toucher, ce sens à la fois banal, vital et méconnu.

Usbek & Rica : Il existe très peu de travaux de recherche sur le toucher par rapport aux autres sens. Comment l’expliquer, et quelles conséquences cette modeste production intellectuelle a-t-elle ?

Claire Richard : À mon sens, ce faible nombre de travaux est lié à ce que les chercheurs – et surtout les chercheuses – que j’ai croisés dans mes recherches appellent le « visio-centrisme », à savoir la prédominance de la vue dans notre construction sociale occidentale. D’où l’abondance des métaphores sur la lumière (« fiat lux », « se faire jour » ou encore le mythe de la caverne de Platon). Plus humble, moins investi symboliquement, le toucher a donc moins intéressé. Par ailleurs, la modernité technique se heurte à la non-reproductibilité parfaite du toucher. La perception tactile met en jeu énormément de capteurs et de perceptions différents et complexes. D’où le fait que cela soit si ardu de capturer sa singularité avec des machines.

Dans son Histoire sensible du toucher (L’Harmattan, 2017), Anne Vincent-Buffault note que l’histoire a retenu les marques de la violence, de la brutalité, mais que l’histoire des caresses, des tendresses, des frôlements, autrement dit « l’histoire de la douceur ou de la vulnérabilité  », reste à écrire. Qu’apporterait ce genre de témoignage scientifique dans notre rapport social au toucher ?

C’est assez banal à dire mais le care, le domestique, le courant au sens de quotidien et, en définitive, les gestes dits « féminins », ont été moins valorisés socialement que la morale de la grandeur, de l’exploit guerrier et viril. Les remettre en avant permettrait de donner à réfléchir sur ce que nous valorisons collectivement. Hélas, c’est très compliqué à formuler puisque, comme l’écrit Bertrand Verine (professeur de linguistique aveugle de naissance, ndlr), « le toucher laisse peu de traces  », y compris de traces écrites puisqu’il a produit un lexique moins fourni et moins investi que d’autres sens. Il est donc difficile de l’archiver historiquement, si ce n’est grâce aux arts et à la littérature.

« Pour l’heure, la technique n’est pas mûre pour développer autre chose que du visuel »

Claire Richard, autrice de l’essai « Les Mains heureuses » (Seuil, 2023)

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Vous notez que tous les baisers ne se ressemblent pas. Les Inuits, par exemple, s’embrassent sur le nez. En revanche, il n’existe pas de baiser spécialement conçu pour la vie en ligne : nous embrassons online comme offline… Comment expliquer cette carence ? Il doit bien y avoir un marché pour le toucher numérique, non ?

Je crois, là encore, que le problème a trait à une question technique. Ce domaine intéresse beaucoup la muséographie par exemple, qui développe des dispositifs haptiques pour reproduire des sensations, mais cela fonctionne mal car le résultat est pour l’instant peu concluant. Encore une fois, notre monde est visio-centré et le numérique s’inscrit dans cette logique : les réseaux sociaux sont conçus pour l’œil et le visuel, notamment Instagram et TikTok. Conçu pour le son et la voix, l’application Clubhouse a périclité un an à peine après sa création… Il ne faut pas insulter l’avenir, mais pour l’heure, la technique n’est pas mûre pour développer autre chose que du visuel. Même si je pense bien que l’industrie du porno va continuer à investir lourdement pour essayer de reproduire des caresses et faire oublier la machine : alors, peut-être, il y aura un marché…

A contrario, attention à ne pas idéaliser le toucher comme une terre vierge néolibérale, un espace de liberté absolue. En réalité, c’est aussi un espace très codifié, très régulé : qui touche, qui est touché ? C’est très normé socialement. Pire, regardez comment on brevette les gestes avec une course à l’échalote menée par Apple qui dépose les gestes de verrouillage et déverrouillage de ses téléphones. L’entreprise ne les a pourtant pas inventés, et ces gestes relèvent d’un patrimoine gestuel commun. Mais même là, on observe des logiques de privatisation, comme l’a très bien souligné l’artiste Julien Prévieux dans sa vidéo What Shall We Do Next?.

What Shall We Do Next? (Sequence #2) by Julien Prévieux from Julien Prévieux on Vimeo.

Pensez-vous, comme le philosophe Matthew Crawford, que le numérique nous désapprend à toucher les choses ? Ou plutôt comme Michel Serres, l’auteur de Petite Poucette (Le Pommier, 2012), que désormais nous touchons autrement ?

Je trouve que ce genre de pensées a le défaut de pousser en généralité ce qui correspond à une classe sociale. Matthew Crawford est un homme éduqué qui a découvert à 32 ans qu’il faisait un bullshit job, mais je ne pense pas que son cas particulier puisse être étendu à l’ensemble de la société. Celles et ceux qui se sont détournés de métiers manuels et veulent y revenir aujourd’hui le font de façon très visible, mais je n’en ferais pas une vérité absolue, je ne dirais pas que sur le plan collectif nous sommes empiriquement moins manuels.

En revanche, je pense que nombre de savoirs tactiles quotidiens se sont perdus : comment on touche et choisit les légumes, comment on manipule le bois ou le lin… Indéniablement, nos outils co-construisent nos gestes, et ceux-ci dépendent de nos techniques. Mais le toucher est plus qu’un geste : il met en jeu tout le contact, avec les risques de confrontation, de contamination que cela implique. Certains dispositifs numériques, certains écrans, peuvent s’y substituer et nous en « préserver », mais cela reviendra forcément car c’est l’essence humaine que de se confronter aux autres. On y revient toujours. Les gestes barrières ont fait souffrir horriblement, mais ils n’ont pas été parfaitement respectés. Et surtout, dès que cela a été possible, toutes nos interactions sont revenues.

Pourtant, dans les semaines qui ont suivi l’émergence de la pandémie de Covid-19, nombre de voix ont prédit la fin du toucher et l’avènement d’une société « sans contact »

Pour moi, décréter la « fin du toucher » relève de la panique morale, avec souvent une certaine confusion. Parmi les nouveaux usages numériques, les robots sociaux, les sites de rencontres et les outils de surveillance, par exemple, correspondent à des modalités, des réalités et des contextes très différents. Ce qui est vrai, c’est que notre culture contemporaine nous permet de plus en plus d’esquiver la surprise, la friction, l’aléatoire inhérents au contact. Ainsi, au sortir du confinement, nous sommes nombreux à avoir trouvé difficile le retour aux interactions sociales et aux rencontres inattendues.

Plus généralement, ce qui me dérange dans ces grandes analyses sur la « fin du toucher », c’est qu’elles sont socialement aveugles. Oui, pour les pauvres, les écrans tendent à remplacer l’humain : les profs, parfois les médecins… Mais les riches, eux, veulent du contact humain ! Ils sont prêts à payer pour avoir des expériences, du service, du contact, comme le prouve l’engouement pour les massages. C’est la même chose avec les algorithmes : les dossiers des pauvres sont traités par des algos, mais les riches ont accès à l’expertise humaine. Autre exemple de conclusion hâtive : on dit beaucoup que les jeunes font moins l’amour car ils passent beaucoup de temps sur leur téléphone : c’est réducteur ! On peut déjà se demander où vivent ces jeunes : chez ses parents, il est moins simple de faire l’amour, et tout le monde ne peut pas se payer un logement autonome… Ensuite, nombre de jeunes sont moins préoccupés par la quantité et veulent aller vers une sexualité très qualitative. En réalité, le nombre de rapports sexuels est un indicateur très pauvre.

« Les riches, naguère oisifs, font aujourd’hui du yoga et du shiatsu, disciplines très compatibles avec l’instagramisation des existences »

Claire Richard, autrice de l’essai « Les Mains heureuses » (Seuil, 2023)

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Au-delà du toucher, pensez-vous que nous allons vers une civilisation immobile ? Quand on sait qu’au Royaume-Uni trois enfants sur quatre passent moins de temps dehors chaque jour qu’un prisonnier et ses 45 minutes de promenade quotidienne autorisées, on peut raisonnablement se poser la question.

À l’échelle historique, il est certain que nous nous dépensons et nous déplaçons beaucoup moins, et que la sédentarité liée au travail est très forte. Mais là encore, ce qui me gêne dans ces affirmations, c’est qu’elles oublient que l’habitus du corps est très corrélé à la classe sociale et au genre. Avec une inversion historique : les riches, naguère oisifs, font aujourd’hui du yoga et du shiatsu, disciplines très compatibles avec l’« instagramisation » des existences. Désormais, le corps est un atout. Dans la même veine, certaines start-up investissent les bureaux debout ou les réunions en marchant. A contrario, les plus pauvres sont les plus soumis à leur voiture et ont moins de moyens à investir dans la nourriture.

Face à ces ambivalences, quel scénario vous semble le plus crédible : l’adieu au corps, sous de multiples formes, ou bien le retour en force de l’exploration de nos sens, et en particulier du toucher ?

Dans la Silicon Valley, il y a tout un courant qui investit le corps en tant qu’objet à réparer et optimiser pour le débarrasser de sa finitude. La logique de mise en capital du corps ne cesse de s’accélérer. Dans ce monde, on ne désinvestit pas le corps, au contraire : il est vu sous l’angle de l’utilitarisme et de l’optimisation. Ce que décrit l’essayiste américain Jonathan Crary à propos du sommeil (24/7 : le capitalisme à l’assaut du sommeil, La Découverte, 2016) vaut aussi pour les corps, qu’il faut pousser au maximum. La réaction, la résistance, vient alors peut-être de formes de corps statiques : ainsi ces ados qui entrent en transe dans leur chambre avec des tutos TikTok.

De même, nombre de mouvements récents d’occupation sociale sont statiques : les activistes investissent des places, bloquent des ronds-points et échangent. Ça contraste violemment avec le développement de la safe city technologique et biométrique, conçue pour éviter les rassemblements populaires, qui fantasme des flux de consommation et des déambulations sans interactions. Face à ça, on voit se développer des modes d’action, de manifestation et d’occupation comme Nuit Debout, les Gilets jaunes ou les Zad, qui sont dans l’hyper-corporéité, où l’on se touche et se côtoie. Il y a une puissance politique du toucher, de la friction et de la contagion, qui pourrait faire de grandes choses demain.

Vincent Edin

13 janvier 2023

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