4 Mar 2022 / AFONT
Scénographe, peintre et sculptrice, disparue en 2020 à l’âge de 53 ans, elle s’était lancée récemment dans l’interprétation 3D d’œuvres picturales en céramique monochrome. L’AFONT revient sur les questionnements et les acquis de ce parcours esthétique et solidaire.
L’information est rare sur cette artiste versaillaise installée à Lausanne à partir de 2011 : à côté d’une interview sur TV78 et d’un reportage sur le site suisse metiersdart.ch, on ne trouve qu’un mini-portrait –écrit et vidéo– dans L’Express (2018), un compte rendu de visite dans la Revue francophone d’orthoptie (RFO, 2014) et sa page toujours accessible sur le réseau Linkedin. Nous nous appuierons surtout sur ces deux dernières sources.
L’Express nous apprend seulement qu’ayant transposé en sculpture un personnage peint par Lucian Freud, elle fut convaincue par un ami et par la rencontre d’une personne aveugle d’étendre cette procédure à l’interprétation de tableaux célèbres sous forme de bas-reliefs en céramique blanche : l’Autoportrait de Van Gogh, La Joconde de Vinci, Le Berceau de Morisot, Impression soleil levant de Monet, Le Cri de Munch, etc. Elle les expose d’abord à côté de l’original, puis en tant que tels, car ils «ne sont pas uniquement faits pour les aveugles : « Il s’agit d’œuvres, elles-mêmes destinées à mieux faire comprendre la peinture » », déclare-t-elle au journaliste. Dans le compte rendu de 2014 et le profil Linkedin, on retrouve ces trois tensions : entre la médiation et la création, entre le « sujet » du tableau et la « manière » du peintre, entre la vue et le toucher.
L’art de donner à sentir
Sur le premier point, la visiteuse de RFO observe : «de la même façon que les peintres de l’époque moderne introduisaient dans leur propres créations des citations d’œuvres d’artistes qu’ils admiraient, Quitterie Ithurbide s’approprie des tableaux connus qu’elle apprécie pour offrir à son public voyant et malvoyant des œuvres originales, tant dans leur conception que dans le matériau utilisé » (page 150). L’artiste lui confie : « étonnamment, il y a des choses qui ressortent mieux par le toucher, des histoires de courbes, de correspondances, des choses qu’ils sentaient mieux au toucher » (page 153). Elle ajoute dans son profil : « dépassant le stade de maquettes et s’inscrivant dans une démarche artistique contemporaine, […] le fait que ces interprétations soient monochromes leur confère aussi un intérêt pour le grand public qui découvre une peinture sans couleur ».
La seconde tension apparaît avec les œuvres modernes. Tant que le style est principalement figuratif, Quitterie Ithurbide affirme que la céramique « permet de traduire au mieux : 1) la représentation de la peinture, par le volume créé en terre cuite, 2) les caractéristiques des techniques picturales du peintre, par les émaux ». Mais avec Claude Monet, la visiteuse de RFO note que « l’artiste est partagée entre la volonté de rendre compréhensible par le toucher les formes tout en voulant garder le propos du peintre qui ne fait qu’esquisser ses formes » (page 151). Dans le cas de Berthe Morisot, « le défi, pour une artiste plasticienne qui travaille un matériau totalement opaque, est de rendre la transparence du voile du berceau. […] Il a donc fallu inventer un procédé pour contourner la difficulté : cacher le nourrisson derrière un voile de céramique. Du coup, tout le monde, voyants et non-voyants, se trouve obligé de passer sa main derrière le voile de céramique pour découvrir ce qu’il dissimule et toucher le bébé » (page 152).
Renoncer à croire que « toucher c’est voir »
Comme tant d’autres (artistes, mais aussi philosophes ou scientifiques), Quitterie Ithurbide a dû expérimenter par elle-même pour accepter le fait que nos perceptions sont tantôt redondantes, tantôt complémentaires, et parfois irréductibles l’une à l’autre. Elle a d’abord proposé « une sorte de code pour figurer les couleurs ; par exemple, des petits points agressifs pour le rouge ou de petites vaguelettes pour le bleu. […] Mais [avec un tel codage] la multiplication des informations noie le propos du peintre et l’on perd le sens initial de l’œuvre » (RFO, même page). Nous ajouterons que les couleurs n’ont de sens que pour les personnes aveugles tardives, et que vouloir les donner à toucher est aussi improbable que chercher à voir la morsure du grand froid ou la moiteur de l’air avant l’orage. L’évidence s’est assez vite imposée : «il est donc préférable que la couleur soit décrite oralement à l’aide d’un audioguide, par exemple » (même source).
De même, pour transposer La Joconde, «si les mains, la position ou le vêtement lui paraissent convenables, saisir l’expression énigmatique du visage reste une gageure » (RFO, page 151), car une composante primordiale de la physionomie est le regard qui ne peut, par définition, être perçu que grâce à la vue. « En revanche, la lumière est traduite par un émail plus lisse et les ombres par une surface plus rugueuse. Les effets d’ombres et de lumières sont alors parfaitement sensibles au toucher comme à la vue et tous, voyants et malvoyants, les perçoivent sans difficulté » (RFO, page 152). Est-ce toujours aussi simple ? Il nous semble que, dans certains cas, la lumière est susceptible d’éclairer des surfaces représentées comme rugueuses par le peintre, et que dans d’autres, l’ombre peut laisser distinguer certains éléments figurés comme lisses…
Nous n’avons pas encore eu l’occasion de contempler tactilement les créations de Quitterie Ithurbide, mais plusieurs font désormais partie des collections permanentes du Musée d’Art et d’Histoire et du musée Rath de Genève.
Lire l’article de la Revue Française d’Orthoptie;
Consulter l’article et la vidéo de L’Express.
Photographie d’illustration : Collection personnelle Cathy Verine.