Pourquoi le toucher est-il le sens qui résiste le plus à la numérisation ? La société du « sans contact » est-elle vraiment inéluctable ? À l’occasion de la sortie en librairie, ce vendredi 13 janvier, de son livre Des Mains heureuses, archéologie du toucher (Seuil, 2023), nous publions ici l’entretien que la journaliste Claire Richard nous avait accordé il y a quelques mois et qui était paru dans le dossier sur la « disparition » du corps de notre numéro d’octobre 2022.
Catégorie : Articles
La main, une puissance technique et relationnelle
La main permet, dès la naissance, de nous approprier le monde qui nous entoure grâce à ses récepteurs sensibles. Elle fait le lien entre le geste technique et la relation dans le soin. Si elle peut faire autant de bien que de mal, la main nous oblige à penser cette interaction par le toucher pour perfectionner nos pratiques professionnelles en fonction des histoires de vie, des sensibilités des personnes que nous soignons mais aussi des nôtres.
La main est un objet de découverte, de compréhension du monde, une merveille par laquelle passe la majorité de nos actes et de nos intentions envers nous-même et les autres. Nous nous développons, transmettons et apprenons en grande partie par la main. Elle est un art du corps.
Psychanalyse du toucher à l’ère du numérique : la main empêchée ?
Nathalie Cappe, Éric Bidaud
Nathalie Cappe, doctorante, département d’études psychanalytiques, Paris 7, Diderot, ED 450, créatrice et styliste textile, professeure d’arts appliqués en établissement régional d’enseignement adapté, diplômée du master 2 Recherche Psychologie-parcours Psychanalyse et champ social, université Paris Cité, 5 rue du Gros Chêne ; F-95130 Franconville. nath.cappe@orange.fr
Éric Bidaud, professeur de psychopathologie clinique, psychologue clinicien, psychanalyste, co-responsable du master psychopathologie clinique psychanalytique, département d’études psychanalytiques, membre du centre de recherche Psychanalyse médecine et société, ufr ihss (Institut Humanités, Sciences et Sociétés), université Paris Cité, 19 rue Serpente ; F-92700 Colombes. eric.r.bidaud@wanadoo.fr
Érès | « Cliniques méditerranéennes »
2022/2 n° 106
La révolution freudienne s’est faite à l’aube de l’ère industrielle, un moment où, sans doute, le sujet occidental amorçait le « deuil » progressif du travail manuel. L’industrialisation ayant aujourd’hui remplacé la main de l’homme dans la fabrication de nombreux objets, on peut s’interroger sur les incidences subjectives des écrans et robots, jusqu’au « sans contact ».
Limitent-ils un peu plus le champ des expériences sensibles de la main ?
Qu’en est-il du rapport du sujet contemporain à « l’instrument des instruments » (Aristote) ? Un objet « fait-main » (subjectivé et unique) reçu en cadeau adresse un tout autre message que le même type d’objet (anonyme et standardisé) fabriqué industriellement. La main qui s’engage dans l’action et le don, le « toucher », sont-ils en passe d’être refoulés tel l’odorat par le « progrès » technique ? Quelles hypothèses peut-on tirer de ce réel, relativement à la subjectivité et l’inconscient, et la question de l’adresse, tant langagière que manuelle ?
Le toucher, premier mode de communication parents-enfant
Caroline Bresson
Puéricultrice, responsable en établissement d’accueil du jeune enfant
La qualité de la relation que les parents établissent avec leur enfant, dès les premiers mois de sa vie, exerce une influence déterminante sur son développement global, sa capacité d’adaptation psychologique et son développement cognitif, affectif, physique et moteur. En tant que professionnels de la petite enfance, nous nous devons de veiller au bien-être des enfants, ce qui va bien au-delà de répondre aux simples besoins fondamentaux. Le toucher est un moyen de communication qui permet de prévenir, renforcer ou guérir le lien unissant les parents à leur enfant et de favoriser indéniablement le bien-être de chacun.
Le toucher, pilier du développement du cerveau
Une équipe de chercheurs français explore une nouvelle piste dans la compréhension des troubles cognitifs : l’altération du sens du toucher chez les bébés, en particulier les bébés nés prématurément
Le toucher est la forme la plus primitive de lien au monde extérieur. C’est le premier sens à apparaître chez le fœtus, le premier à susciter des réflexes et à alimenter le cerveau en informations. Au point que certains chercheurs pensent qu’il modèle nos mécanismes mentaux, et conditionne la façon dont nous appréhenderons notre environnement en grandissant.
Dans l’unité de recherche mixte COMETE, rattachée à l’Université de Caen Normandie et à l’INSERM, des chercheurs étudient la précocité du traitement des informations tactiles par les nouveau-nés, et explorent les liens possibles entre capacités de traitement de ces stimuli et qualité du développement cognitif des enfants. Leur hypothèse : un développement anormal du toucher pourrait contribuer aux pathologies neurodéveloppementales, tels les troubles de l’attention et ceux du spectre de l’autisme. Si le lien est établi, l’évaluation des perceptions tactiles des bébés pourrait devenir un instrument de dépistage très précoce de ces troubles, et constituer le point de départ de thérapies tactiles d’un nouveau genre pour les prévenir ou mieux les soigner.
Nadège Roche-Labarbe, Maître de conférences en Psychologie à l’Université de Caen Normandie, dirige ces travaux pionniers sur les compétences sensorielles des nouveau-nés et leurs possibles liens avec les troubles du neurodéveloppement au sein du laboratoire COMETE. Entretien.
Le toucher, un sens discret mais essentiel
L’étude du toucher, longtemps parent pauvre des recherches sur les sens, vient enfin d’être couronnée par un prix Nobel. La palette des fonctions du toucher est pourtant étonnamment vaste.
Exploration avec Vincent Hayward, pionnier de ces recherches.
Il a toujours été difficile de parler du toucher humain avec clarté. Aristote, d’ailleurs, avait suggéré que le sens du goût était une sorte de toucher puisque les sensations perçues par le goût dépendent, comme par le toucher, d’un contact direct de notre corps avec les choses dont on veut percevoir les propriétés. Le toucher est aussi le sens qui nous permet d’appréhender les objets dans un sens littéral. Sans lui, saisir un verre, fermer un bouton de chemise ou lancer une
balle sont des entreprises incertaines et laborieuses. Il permet l’exécution de ces tâches d’une
façon automatique et inconsciente. La très rare perte radicale de toucher rend son essentialité évidente. Il y a une ambiguïté historique entre les notions de « saisir » et de « sentir » qui fut clarifiée par l’école allemande de psychologie au début du XX e siècle.
Ces chercheurs ont introduit le mot « haptique » (« haptische », d’une racine grecque) pour signifier le guidage de la main par le toucher et ont insisté sur la nécessité du mouvement pour obtenir la connaissance tactile des objets. Ce n’est d’ailleurs qu’en 1967 que le chercheur russe Alfred Yarbus a documenté le rôle crucial du mouvement des yeux dans la vision humaine en montrant l’existence de rapides saccades oculaires intervenant entre des fixations plus longues.
La découverte de l’importance du mouvement pour le sens du toucher humain a donc anticipé celle pour la vision. Cependant, les différences sont marquées.
Si les fixations rendent la vision possible par la stabilisation de l’image rétinienne, dans le toucher c’est au contraire le glissement mécanique des doigts sur la surface des objets qui est à l’origine d’une partie importante des sensations conscientes. Un bon exemple est celui de la lecture du braille, au cours de laquelle les doigts du brailliste glissent sans cesse avec légèreté sur les dômes de taille millimétrique qui forment les caractères en braille. Souvent, plusieurs doigts exécutent une chorégraphie simultanée réglée par le contenu du texte qui est lu. Par contraste, quand on promène son chien, le moindre glissement entre la laisse tenue dans la main et la peau
provoque un réflexe de raffermissement de la saisie dans un délai inférieur à 100 millisecondes.
Transferts et médiations corporelles : comment passer de la sensation à la représentation ?
Agnès Molard
Dans Cliniques 2016/2 (N° 12), pages 42 à 62
L’auteur présente une réflexion sur l’intérêt thérapeutique des médiations corporelles en relaxation et massage auprès de jeunes adolescentes présentant des troubles du comportement alimentaire. Les exemples cliniques montrent que ce sont surtout les inductions du thérapeute et la manière dont il entre corporellement en contact avec le patient dans la relation transféro-contre-transférentiel qui font office d’interprétation. En effet, dans le cadre de la médiation corporelle, que ce soit par massages ou relaxation, les interprétations directes du thérapeute sont rares. La relation passe essentiellement par un langage corporel : soit les patients sont invités à exprimer le contenu de leurs expériences, sensations, éprouvés, émotions, associations de pensées, images, soit à rester sur l’expérience vécue dans la séance. En outre, l’auteur discute les articulations entre le travail à médiation corporelle d’inspiration psychanalytique et les psychothérapies classiques reposant sur l’élaboration verbale.
« Mon corps est aussi le corps de violette. L’odeur de Violette est comme ma deuxième peau. Mon corps est aussi le corps de papa, le corps de Dodo, le corps de Manès… Notre corps est aussi le corps des Autres ».
(Pennac, 2012, p. 42)
Du massage viennent les mots
Florence Griffay Mouterde (psychomotricienne, Caluire (Rhône))
Des parents se retrouvent en petits groupes pour apprendre à masser leur bébé. La technique proposée est simple, afin qu’ils puissent rapidement se l’approprier. Ils vivent ainsi un moment d’échanges privilégiés avec leur enfant à travers le toucher. Cet espace où le corps est très présent va souvent libérer la parole et permettre aux parents de partager leur expérience de la parentalité. Ces échanges très riches vont les rassurer et les aider à trouver leur propre cheminement.
Le massage en réseau de soins palliatifs
Carine BLANCHON
Au quotidien, l’infirmière développe une posture professionnelle pour aller à la rencontre de la personne soignée. En collaboration avec l’aide-soignante, elle met en œuvre des pratiques psychocorporelles comme le toucher relationnel et le massage, qui améliorent le bien-être notamment dans le cadre de soins palliatifs à domicile. Cet article fait partie du dossier de la revue Soins n°787 (juillet/août 2014) consacré aux pratiques psychocorporelles.
“Massage”, un mot commun teinté de représentations, tantôt synonyme de bien-être, de plaisir, tantôt inquiétant par le geste, le contact qu’il suppose, la sensualité qu’il pourrait laisser entrevoir. Infirmières, aides-soignantes ne peuvent travailler sans toucher l’autre et sans être touchées : 85 % de leurs actes de soins passent par le toucher 1,2. Et pourtant, il existe peu ou pas d’interrogation autour de ce sens particulier, premier à apparaître et dernier à subsister. Être touché, quel sens cela prend-il pour les patients dans la situation singulière qui est la leur ? Quel sens et quelle place lui donnent les soignants dans leur prise en soins mais aussi pour eux-mêmes ? Peut-on parler de massages et leur laisser une place dans les soins si notre façon de toucher et d’être touché en tant que soignant n’est pas interrogée 3,4 ? Le massage a-t-il sa place dans le cadre des compétences des infirmières et dans le travail quotidien des aides-soignantes, ou est-il réservé aux kinésithérapeutes et aux psychomotriciens ? Autant de questions qui se posent sur le toucher, qui est avant tout un média relationnel.
L’art du toucher
Delphine Audouin
Dans Spirale 2019/1 (N° 89), pages 77 à 84
« Dans un grain de sable voir un monde, et dans une fleur des champs le paradis, faire tenir l’infini dans la paume de la main, et l’éternité dans une heure. »
William Blake (1803)
« Le toucher est le plus démystificateur de tous les sens, à la différence de la vue, qui est le plus magique. »
Roland Barthes (1954)
De la nécessité du sens du toucher
Le premier sens de la vie
Le sens du toucher est notre premier accès à la communication avec le monde qui nous entoure, et le dernier à demeurer en fin de vie. Le toucher est le premier sens qui se développe in utero, notamment parce que la peau est notre plus grand organe. Il détient la primeur à tous les stades de la vie, et tout spécialement pour le nouveau-né dans la découverte de son nouvel environnement.
Pendant les neuf mois de gestation, l’haptonomie peut permettre aux futurs parents d’entrer en relation avec leur bébé en touchant le ventre de la mère. Un lien par le toucher s’établit déjà, permettant notamment au père ou à l’autre parent de s’investir dans l’accueil dans la vie de cet enfant à naître. Pendant l’accouchement, le bébé vit les contractions utérines comme autant de stimulations qui, au-delà de leur fonction vitale, activent ses systèmes vitaux et assurent un fonctionnement postnatal. Dès lors, le bébé découvre, apprécie et examine la peau de sa mère, de ses parents, avec ses lèvres, avec ses mains, lors des soins qui lui sont apportés : allaitement, toilettes, massages… Il appréhende petit à petit son schéma corporel, développe sa sensorialité, et se prépare à devenir un être plus ou moins tendre, ayant plus ou moins le sens du contact, selon la qualité et la bienveillance des soins qu’il aura reçus avec amour. Donald Winnicott, pédiatre et psychanalyste, a mis en exergue le rôle contenant de la mère : il théorise le concept de holding comme besoin vital du bébé, au même titre que les besoins primaires, d’être soutenu, contenu, tenu, pas seulement psychiquement mais aussi physiquement. Ashley Montagu, célèbre anthropologue, disait aussi que « les humains ne peuvent survivre sans le toucher, c’est un besoin fondamental » (Montagu, 2014).