Agnès Molard
Dans Cliniques 2016/2 (N° 12), pages 42 à 62
« Mon corps est aussi le corps de violette. L’odeur de Violette est comme ma deuxième peau. Mon corps est aussi le corps de papa, le corps de Dodo, le corps de Manès… Notre corps est aussi le corps des Autres ».
(Pennac, 2012, p. 42)
Voici une réflexion à partir d’un travail individuel de médiation corporelle d’inspiration psychanalytique auprès d’adolescentes hospitalisées pour des troubles du comportement alimentaire dans le pôle adolescent d’une clinique psychiatrique.
L’enveloppe institutionnelle
La vie psychique et la réalité corporelle des soignants de l’institution forment le corps institutionnel. Celui-ci est constitué par sa pratique, dans ses dires, ses choix éthiques, sa réflexion commune, mais aussi au travers des actions, des interventions contre-transférentielles de chacun de ses participants ou de l’ensemble du groupe.
L’enveloppe institutionnelle tissée par les liens entre les soignants permet aux patients une contenance nécessaire à leurs remaniements psychiques surtout lorsqu’il s’agit d’accueillir des personnes avec des pathologies narcissiques. Si cette enveloppe est suffisamment sécurisante, fiable et souple, les patients peuvent s’appuyer sur ce qu’ils vivent dans le cadre de la relation transférentielle avec l’un des membres de l’équipe pour continuer leur chemin vers la mise en sens de leurs symptômes avec d’autres membres de l’équipe soignante. Cette diffraction du transfert peut être moins menaçante que ce qui pourrait être redouté dans un travail individuel hors institution. Elle permet aussi de désamorcer l’instauration de clivages tout en permettant des expressions d’affects différenciés et des niveaux de symbolisation divers avec un thérapeute ou un autre. Le corps institutionnel vient étayer l’image du corps défaillante des patients. Pour J. Bleger dans « Psychanalyse du cadre psychanalytique », le cadre psychanalytique, sur le modèle de la mère va représenter « le non-moi de l’individu », il est « la partie la plus régressive, la plus psychotique des patients. (Cela va pour tous les types de patients). Le cadre est une présence permanente comme le sont les parents pour l’enfant. Sans eux aucun développement possible du moi » (Bleger, 1979, p. 269). Cela n’est envisageable que si l’équipe soignante résiste à son tour aux clivages favorisés par les projections des patients. P. Delion souligne dans son article « Clivage(s), psychopathologie et institutions » que : « Les membres de la constellation transférentielle (ainsi nommée par J. Oury) sont amenés à se réunir régulièrement pour parler de leur contre-transfert individuel de façon suffisamment tranquille quelles qu’en soient les expressions… Dépassant son point de vue personnel, voire narcissique, chacun fait l’expérience qu’il ne détient pas la vérité du patient mais que cette vérité est plurielle, variable, en fonction de chaque personne qui la raconte… La constellation transférentielle en rassemblant les points de vue épars de soignants plus solidement authentiques constitue dès lors une fonction contenante et/ou une fonction de pare-excitation collective de l’enfant » (Delion, 2015, p. 50).
Ce propos s’illustrera de vignettes cliniques afin de souligner l’articulation du travail à médiation corporelle d’inspiration psychanalytique avec celui des psychothérapies classiques reposant sur l’élaboration verbale (travail avec les médecins psychanalystes et les psychologues), mais aussi avec l’ensemble des soignants et animateurs de groupes thérapeutiques en institution.
Le choix de la médiation
Ce travail pratiqué en clinique sur indication médicale s’adresse à des adolescentes présentant des troubles du comportement alimentaire. Il leur est proposé une approche par le massage ou la relaxation psychanalytique Sapir. Ces deux approches ont pour but d’amener les jeunes filles à retrouver un lien entre leur réalité psychique et corporelle, articuler le corps réel, imaginaire et symbolique. Il s’agit là de prendre en compte, dans la relation à l’autre, un corps pris dans un fonctionnement opératoire, clivé parfois du fonctionnement psychique et de tout lien aux émotions. Le lien transférentiel est élaboré dans un registre œdipien, comme nous le verrons dans les deux vignettes proposées, mais aussi parfois dans un registre prégénital du côté des symbolisations primaires, les fantasmes ou traumatismes œdipiens venant parfois masquer des fragilités narcissiques souvent en rapport avec des perturbations des interactions précoces.
C’est lors des premiers entretiens avec les jeunes que se fait le choix de la médiation à utiliser. Les questions du toucher et du cadre sont primordiales car l’intention n’est pas de provoquer une excitation, ni d’être source d’angoisse et/ou de fantasmes incestueux, même s’il est inévitable que ce type de souvenirs ou de fantasmes inconscients soient actualisés dans la séance. Le massage aide à constituer cette première enveloppe corporelle permettant de distinguer soi de l’autre et contribuant à l’acceptation d’une différenciation, puis d’une première séparation symbolique possible. Ainsi Clémentine me dira après le massage : « Vous allez trouver ça drôle mais pendant que vous me massiez le dos, je pensais à un bébé dans le ventre de sa mère, vous savez, appuyé contre elle ; quand vous avez laissé vos mains sans bouger sur mon dos, je me disais pourvu qu’elle ne parte pas ; il a bien fallu pourtant… Au fond c’est comme si le bébé naissait… » Le contact des mains sur le dos de Clémentine semble avoir favorisé l’émergence d’images très archaïques de bébé in utero, mais aussi de naissance et donc de première séparation.
Le massage peut, au début des rencontres, être pratiqué sur les vêtements ou même par l’intermédiaire d’une balle. Il peut même être pratiqué par la jeune fille elle-même avant d’être proposé sur peau nue avec du lait corporel ou de l’huile végétale contenant des huiles essentielles. Les régions massées sont essentiellement le dos, les bras et les mains, les jambes et les pieds. Il peut y avoir la partie antérieure du corps au niveau de l’abdomen et du plexus si cela correspond à un besoin que je peux entendre et reconnaître comme n’étant pas une exhibition ou une recherche d’excitation corporelle.
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