Nous sommes en fin de journée …
La journée a déjà été riche en événements …
et je peux comparer ce moment à la fin de quelque chose …
L’attention est différente, nous avons déjà beaucoup entendu, beaucoup intégré peut-être, on se sent un peu las peut-être aussi, l’écoute sera ou plus fine ou plus flottante.
Comme si nous pouvions attraper des bribes de mots, de phrases qui vont nous accompagner en cette fin de journée …
Je compare la journée à la vie d’une personne, le matin la naissance, à midi je suis en pleine possession de mes moyens et en fin d’après-midi je suis sur le déclin …
Je ne vais pas vous faire un cours théorique sur le toucher en fin de vie, d’autres l’ont déjà fait, je suis aujourd’hui parmi vous pour partager mon expérience d’accompagnante, mon expérience sur le toucher en fin de vie, mille fois expérimenté lors des différents accompagnements et mille fois renouvelé à chaque accompagnement.
Un accompagnement est-il une rencontre à effet thérapeutique ?
La réponse est difficile, parce que c’est la personne qui la détient. Pour moi, ce n’est pas une prise de pouvoir sur l’autre, ni une conversation de salon, même si parfois cela commence comme une conversation de salon.
La personne vient y chercher ce qui va l’aider à franchir un cap, à se retrouver, à comprendre parfois ou simplement à être bien avec elle-même, à être avec quelqu’un.
Il reste à vivre au jour le jour avec cette personne avec laquelle je parcours son dernier bout de chemin.
Je n’ai pas de projets pour elle, je l’accompagne dans ses choix, même s’ils diffèrent des miens.
Quelquefois, je me dis que c’est une rencontre thérapeutique pour la personne et pour moi- même.
Qu’est-ce que le toucher en fin de vie ?
Ce toucher a-t-il quelque chose de particulier ?
Spontanément, je dirais non, mais le oui suit précipitamment, l’un démentant l’autre, l’autre confirmant l’un.
Oui, ce toucher est particulier, parce qu’à ce moment-là nous prenons le temps, le temps du temps … simplement prendre la main avec tendresse et douceur, entourer une épaule, accueillir quelqu’un contre sa poitrine …
Non, ce toucher n’a rien de particulier, il est présence, confiance, respect …
Entrer en contact à travers la peau et au-delà avec le cœur, parce qu’en touchant la peau, je touche « autre chose », quelque chose d’indéfinissable, d’indicible … où je ne sais pas mettre de mots.
Peut-être que la fin de vie incite plus au toucher, justement pour garder un lien, pour rester dans le prolongement …
Essayez de vous souvenir … la dernière fois que vous avez eu ces gestes et pas obligatoirement avec une personne en fin de vie …
Dans l’accompagnement, nous utilisons les mots, pour dire la présence, juste être là,
le silence, et nous nous rendons compte de la difficulté à rester silencieux, à être dans le non- faire, le toucher, poser la main, faire des massages de bien-être.
A chaque rencontre, je m’ajuste à ce qui est là, les préparatifs sont rarement possibles et ne sont pas souhaités, laissons la place à l’imprévu … à ce qui peut arriver, à ce qui m’attend … Pour moi, le toucher commence dès que je mets ma main sur la poignée de la porte.
Ne dit-on pas : « elle est entrée comme une bourrasque » ou « elle est entrée sur la pointe des pieds » ?
Puis, c’est le regard : je vois l’autre, j’avance vers lui, et seulement après j’avance la main, je tends la main et je touche, j’utilise une formule : « toucher par le regard, regarder, écouter et entendre avec les mains ».
Pour moi, le toucher passe par savoir écouter, se taire parfois, souvent même et rester attentive aux gestes, à la respiration, au regard de la personne.
Je ne suis pas toujours et tout de suite à l’aise face à la personne, je ne trouve pas toujours le mot, le geste juste, mais j’essaie de me relier à moi-même et à l’autre, comme dans Le petit prince, j’apprivoise la personne, il ne s’agit pas de toucher systématiquement, de toucher constamment, de se précipiter sur la personne; parfois rester assise à côté d’elle fait partie de «apprivoiser la personne, apprivoiser le toucher ».
Le toucher, mode de rencontre ?
Oui, le toucher est un mode de rencontre parmi d’autres, il ne règle pas tout, mais peut apporter des « choses » qui me semblent « bonnes », bonnes dans le sens « bon pour … ». Quand une qualité de contact est établie par le simple fait de poser sa main d’une certaine façon, je me dis que la rencontre peut exister à travers le toucher.
A travers le toucher, nous glissons vers le non verbal qui est présent même dans le verbal : je dirais que l’un ne va pas sans l’autre, ce sont des communications interactives.
Le toucher, une autre manière de se dire, de dire, c’est offrir une présence, une écoute. Il ne se fait pas toujours d’emblée, parfois il faut plusieurs rencontres, parfois c’est immédiat.
Trouver la juste place du toucher
Ne pas envahir la personne …le toucher je le pratique quand je me laisse aller au naturel, que la main parle et va là où elle a à se poser.
Et parfois, « la magie » opère, simplement, dans le silence …
Je peux me poser la question : « Qu’est-ce que je touche ? ».
D’abord une personne, mais mon toucher sera-t-il différent si je touche un homme, une femme, un enfant ? Et en quoi sera-t-il différent ? Je n’ai pas la réponse.
Je fais parfois des liens entre les gens que j’accompagne et certaines personnes qui sont décédées, oh ! Des liens fugaces, comme les nuages qui passent dans le ciel …
En donnant la main, je peux sentir si je peux continuer et aller dans un toucher encore plus confiant, comme s’il y avait différents degrés dans le toucher …je touche la peau et ma main perçoit le grain de peau, la qualité de la peau (chaude, froide, douce, rugueuse, etc.) et en une fraction de seconde, intuitivement, la compréhension est là, si chacun a mis assez de confiance dans le toucher, je peux toucher quelque chose, un jardin secret avec les souvenirs
et je suis également touchée et nous sommes touchés dans notre cœur, dans notre histoire …à travers le toucher, je m’adresse à la personne, mais je m’adresse également à moi-même, interférence entre les deux.
Parfois, le silence est présent et je me sens en méditation.
Le toucher permet l’expression des émotions comme si cette main posée ouvrait les vannes d’un trop-plein : les pleurs peuvent couler, les mots peuvent se dire, d’abord dans le désordre, puis ils prennent leur place … lentement.
Le toucher n’a été que le vecteur, le catalyseur de ce qui se passe.
Le toucher devient langage…
Comme bénévole, j’utilise également le massage.
Le massage des pieds jusqu’aux genoux, quelquefois celui du visage, ce n’est pas un massage technique, c’est juste un massage de détente, de bien-être où les mots babillent, juste pour dire, sans chercher un sens particulier,
Comme si le mouvement dans le toucher permettait aux mots de s’exprimer, où les non-dits, les peurs, les interrogations se nomment, c’est une manière de rassurer la personne, de l’aider à parler, à être en paix intérieure.
C’est aussi une possibilité d’existence de ce corps malade, de reconnaissance de son corps.
Le toucher peut être le passage « obligatoire » pour avoir accès aux mots, à l’histoire de la personne.
Certaines personnes ont comme une boulimie du toucher, elles vous prennent la main, la tripotent, vous parlent tout en gardant votre main, comme si cette main était le lien avec la parole, comme si ce toucher les reliait à l’existence, à une existence, à leur existence.
Un lien entre leur monde, celui de la maladie et celui des « bien portants », celui de ceux qui restent, aussi ténu que soit ce lien, la personne a encore besoin de le garder …et je peux le garder avec elle, pour elle et peut-être parfois aussi pour moi.
Pour calmer cette boulimie, il suffit parfois de poser la main sur les leurs dans un geste d’allègement, d’adoucissement, d’apaisement.
Et les mots deviennent plus fluides.
Toucher est une histoire de présence, de présence à soi, de présence à l’autre …
Le toucher, rencontre affective ?
Le toucher sécurisant donne un sentiment d’unité, de réconfort.
Le toucher est une rencontre affective, elle est marquée par la tendresse, est-elle érotisée ?
Ne pas méconnaître Eros, si moi je suis juste, claire avec moi-même et mon toucher, il n’y a pas d’ambiguïté dans la relation. De connaître mes désirs me permet d’être plus claire dans mes intentions …
Dans la maladie, c’est le corps qui flanche, qui me lâche, qui m’enferme dans un espace-temps …
À travers le toucher, je peux redonner une dimension plus personnelle à cet espace-temps, à ce corps.
Le toucher n’est pas anodin, il redonne le contact et permet de rassembler, de se rassembler, de rassembler son capital de vie.
Par ce geste, la personne continue à habiter son corps.
C’est dans la confiance, dans ma manière d’entrer en contact que le toucher sera possible, parfois le toucher peut relancer les mots, comme si, à travers ma main, une transmission peut se faire et s’accomplit …
Le toucher, ultime lien ?
Parfois les mots ne sont plus possibles et le toucher reste le seul lien.
Parfois le besoin de silence est très fort, l’absence de gestes, de mouvement également et je reste assise, tranquille, juste être présente …
Parfois, l’autre refuse mon toucher, j’accepte ce refus même si c’est difficile, je ne reste pas figée dans ce refus, demain ou un peu plus tard tout peut changer ou une autre bénévole aura plus d’affinités avec cette personne,
L’accompagnement, c’est respecter et comprendre que parfois justement je ne comprends pas et ce n’est pas essentiel.
J’ai appris que nous ne finissons pas tout ce que nous avons entrepris, qu’il est primordial de permettre à d’autres de continuer ce qui a été important pour soi.
J’ai appris à travers ces accompagnements que je ne suis que le maillon d’une chaîne où chacun a son rôle à jouer, son expérience à apporter avec ses acquis, ses connaissances, ses échecs et ses succès.
Je peux ajouter que l’accompagnante d’il y a 14 ans et celle d’aujourd’hui peut se traduire par une phrase de Samuel Beckett : « Avoir été toujours celle que je suis et être si différente de celle que j’étais ».
Je me suis posée, à différentes reprises, la question « pourquoi » ? Peut-être la mort de ma belle-mère.
Cette femme de 78 ans qui durant sa vie n’avait pas été à l’hôpital est restée en réanimation pendant une semaine. Une personne par semaine pouvait la voir dans ce service, les autres regardaient un écran vidéo dans une minuscule cabine.
J’ai émis le désir de rester près d’elle, en silence, sans déranger personne, juste pour être là, le médecin m’a répondu : « Vous n’êtes pas de la famille ».
Je crois que c’est cet épisode qui a été le déclic, et quelque chose en moi a dit « Il faut que cela change, que cela n’existe plus ».
Et Richard Bach, l’auteur de Jonathan Livingston le goéland, dit dans un de ses livres, Illusions ou Le Messie récalcitrant :
« Tu enseignes ce que tu sais au fond de toi, mais aussi ce que tu as besoin d’apprendre et c’est en l’enseignant aux autres que tu apprends le mieux ».
Peut-être que la réponse se trouve en partie dans cette phrase.
Tony Fournier
Association Européenne de Thérapie Psychocorporelle et Relationnelle