Appréhender le toucher : vers une éthique du soin ? Analyse des représentations par profession sur un territoire de santé

S. Lecomte, R. Juvin, V. Vion-Genovese

 

Résumé

Introduction.

Le toucher dans le soin est incontournable. L’interprétation qui peut en être faite porte à s’interroger sur ce que les soignants ont mis en place comme réflexion ou stratégie pour l’appréhender dans leur pratique quotidienne. Notre enquête, sur un territoire de santé, cherchait à préciser ce qui pousse les professionnels de santé à toucher les patients et en quoi l’interprétation qu’ils en font du ressenti du patient impacte sur leur posture.

Méthodologie.

Des questionnaires et entretiens semi-dirigés ont été réalisés auprès de quatorze professionnels de santé, libéraux et salariés. Ce groupe était pluri-professionnel. Les verbatim ont été analysés et classés selon les thématiques, analysés séparément puis profession par profession.

Résultats.

Les professionnels de santé ont exprimé leurs interrogations et fait part de leurs expériences et stratégies mises en œuvre lors des soins. Que ce soit à visée diagnostique, thérapeutique ou de confort, le toucher ne laisse personne indifférent. De ce matériau, nous proposons une chronologie visant à aider les soignants dans le repérage de l’impact que le toucher peut avoir auprès de leurs patients.

Conclusion.

Bien que réalisé sur un petit échantillon, ce travail a mis en lumière le manque de formation initiale sur l’impact du toucher au cœur du soin, la nécessité de reconnaître l’expérience concrète pluri-professionnelle et d’avoir une réflexion éthique commune sur le toucher. Il ne doit pas y avoir d’opposition entre la science et le toucher affectif, l’un et l’autre se complétant pour servir l’humanité.

Introduction : définition et enjeux du« toucher » dans le soin

« Le toucher apparaît comme le sens de la rencontre entre les vivants » nous dit P. Llored [1]. Son terme anglophone« feeling » exprime le toucher (geste) mais aussi le ressenti (émotion). Ce ressenti est lui-même lié à notre éducation, à notre expérience sensorielle et à notre culture. De fait, explorer le toucher en termes de présent (je sens) et de passé (mémoire sensorielle, corporelle et psychique) est un sujet complexe de par les multiples représentations que nous en avons. Le ressenti n’a de sens que si l’objet ressenti est aussi ressenti par d’autres et ce d’une infinité de façons. C’est dans ce contexte que la relation duelle et singulière du soin peut interroger le soignant. S’il touche un patient, le patient le touche à son tour. C’est au niveau de cette interface de la peau, là où il y a contact que Pierre Le Coz, place le centre de gravité de l’éthique [2]. Le toucher dans le soin est donc un sujet sensible et dont l’interrogation devient un moyen de faire partager une réflexion éthique sur le sens de la démarche de soin. Cette réflexion éthique concerne tout professionnel de santé. De par l’acte de soin, évoquer le toucher est un moyen de croiser les regards entre plusieurs professions de santé pour souligner ce qui les distingue mais au bout du compte, ce qui les rapproche. Parce que le professionnel de santé est à la fois le touché et le touchant, nous avons voulu explorer les raisons qui le poussent à toucher ses patients, la façon dont il interprète ses gestes et en quoi cela impacte sa posture face au patient. Pour répondre à ces interrogations, nous sommes allés à leur rencontre, le résultat de cette enquête est l’objet du présent article.

Méthodologie

Cette enquête s’est déroulée entre février et août 2016. Notre objectif principal était de recueillir les représentations des soignants sur le toucher dans le soin et leurs perceptions quant à son impact sur le patient et sur eux-mêmes. L’objectif secondaire était de déterminer s’il y a des dénominateurs communs ou des singularités propres à chaque profession.

Nos questions étaient

En quoi les soignants s’interrogent-ils par rapport à l’impact du toucher pour eux-mêmes et pour les patients ? Existe-t-il des particularités liées aux professions ? Peut-on spécifier le lien éthique avec le toucher dans le soin ?

Critères d’inclusion

Tout professionnel de santé (PS) en activité ayant accepté librement de répondre. Aucun critère d’exclusion.

Déroulé de l’étude

Construction d’un auto-questionnaire à partir d’une revue non exhaustive de la littérature, sur le toucher. Distribution du questionnaire à des professionnels de santé pluridisciplinaires. Puis entretiens semi-dirigés individuels à la suite du questionnaire à destination des professionnels de santé volontaires ayant répondu au questionnaire. Chaque entretien réalisé a fait l’objet d’un recueil de verbatim.

Contenu du questionnaire

Une fois recueilli le profil des répondants : profession, âge, secteur d’activité. . . Les thèmes abordés dans le questionnaire portaient sur :

  • les fondements de la pratique des professionnels de santé(PS) interrogés ;
  • l’importance du toucher selon les soignants ;
  • pourquoi, quand et comment les soignants touchent les patients ;
  • leur degré d’aisance dans la relation aux patients ;
  • les bienfaits, les risques du toucher et les facteurs limitant selon les soignants ;
  • apports et limites de leur formation initiale et continue par rapport au toucher ;
  • stratégies mises en œuvre par les soignants, par rapport au toucher et à son impact.

Analyse des données

L’ensemble des questionnaires et recueil de verbatim issus des entretiens a donné lieu à une analyse des données qui s’est déroulée en plusieurs temps :

  • analyse qualitative et quantitative du questionnaire pour en dégager les principales idées et les classer selon les thématiques ;
  • les entretiens ont ensuite été exploités. Les données recueillies ont été regroupées par thème ou unité de sens et analysées séparément. Ce choix a été fait pour ne pas écarter les idées originales et permettre un recueil des données sans hypothèses a priori, pour laisser la possibilité de prendre en compte tous les nouveaux sujets ;
  • les thématiques retrouvées ont ensuite été comparées et associées aux données issues des questionnaires, pour en affiner les liens avec l’éthique ;
  • une analyse interprofessionnelle des résultats a ensuite été réalisée pour en dégager les spécificités éventuelles.

Résultats

Profil des répondants

Dix-sept soignants, salariés et libéraux de la région Rhône Alpes ont été sollicités. Quatorze ont répondu au questionnaire et huit d’entre eux ont accepté l’entretien. Parmi les quatorze réponses : 5 médecins, 1 maïeuticien, 3 infirmiers, 2 aides-soignants, 3 masseurs-kinésithérapeutes. Cinquante-sept pour cent (n = 8) étaient des femmes et 43 % (n = 6) des hommes. Les tranches d’âges des répondants sont présentées sur la Fig. 1.  21% (n=3)7% (n=1 ) 43% (n=6 )29% (n=4)

Figure 1. Âges des répondants.

 

Fondements de la pratique des PS interrogés

Soixante-dix pour cent (n = 27) des réponses témoignent d’une pratique fondée sur l’expérience concrète (pragmatisme, empathie, éthique), 30 %, (n = 13) sur la technologie et la rigueur scientifique (plusieurs réponses possibles). Par ailleurs, 70 % (n = 10) des PS sont d’accord avec l’affirmation que les PS sont des « professionnels du toucher ».

Importance du toucher dans le soin

Pour les PS interrogés, les qualités posturales principales du soignant sont par ordre décroissant : l’écoute 30 % (n = 13), le toucher 18 % (n = 8), la parole 15 % (n = 7). Le regard, le sourire, la présence, l’intuition représentent l’ensemble des autres réponses, soit 37 % (n = 14). Total supérieur à 14 car plusieurs réponses possibles. D’autre part, 60 % (n = 8) des PS interrogés disent que le toucher dans le soin est naturel et 40 % (n = 6) le considèrent comme essentiel.

Pourquoi, quand et comment les soignants touchent-ils les patients

Cinquante pour cent (n = 7) des PS déclarent que le toucher (contact) leur sert à entrer en relation avec les patients, l’autre moitié 50 % (n = 7) le fait en raison du soin ou d’un examen proprement dit. Mais ce toucher n’est pas systématique, seulement 50 % (n = 7) déclarent le faire à chaque fois qu’ils voient leur patient. Les PS ont rapporté toucher leurs patients à mains nues, exception faite de certains soins comme la toilette intime ou pour masser avec de l’huile (soins anti-escarres) qui nécessitent l’usage de gants.

Leur degré d’aisance dans la relation aux patients

Trente pour cent (n = 4) des professionnels interrogés disent ne pas être à l’aise avec certains types de patients (sexe opposé, patients pédiatriques). Par ailleurs, 43 % (n = 6) déclarent ne pas être à l’aise avec des patients présentant des maladies de peau, les grands brûlés ou les personnes dans le coma.

Les bienfaits, les risques du toucher dans le soin et les facteurs limitant sa mise en œuvre selon les PS

Toutes professions confondues, plus de la moitié des PS interrogés considère que le toucher à un effet bénéfique. Selon les professions, les risques sont soulignés de manière individuelle en lien avec l’exercice professionnel lui-même. Pour 64 % (n = 10) des PS, les facteurs limitant le toucher dans le soin sont liés à la technologie (médiations, télémédecine, robotisation) qui interfère entre le patient et le soignant. Sans qu’il y ait de question directe, la notion de manque de temps est revenue dans la moitié des réponses comme un frein au toucher. Une question est soulevée quant à l’usage intempestif de la solution hydro-alcoolique comme étant un moyen de se protéger de l’autre.

Apports, limites de la formation sur l’impact du toucher

Quarante-trois pour cent (n = 6) des PS interrogés estiment que la formation sur l’impact du toucher fait défaut. Dans le même temps 70 % (n = 10) d’entre eux disent avoir abordé la question du toucher à travers la pratique et 60 % (n = 8) déclarent avoir acquis une sensibilité en formation continue. Quarante-trois pour cent (n = 6) des PS pensent que leur Code de déontologie suffit pour se positionner par rapport au toucher. Vingt et un pour cent (n = 3) l’estime insuffisant.

Stratégies mises en œuvre lors du soin par rapport au toucher et à son impact

Chaque PS décrit des stratégies qui lui sont personnelles et liées à sa profession. L’intention étant ce qui dirige la mise en œuvre du toucher et revêt alors différents niveaux d’entrée en relation. Quoi qu’il en soit, un toucher sécurisant, bienveillant, susceptible de contribuer au bien-être du patient et qui s’adapte en fonction de sa réaction est commun à chacun d’entre eux.

 

Discussion

Concernant notre méthodologie

Notre travail comporte des biais méthodologiques. Le recrutement basé sur le volontariat a influencé la participation aux entretiens. Notre travail s’affichait résolument exploratoire et visait à faire émerger des pistes de réflexion et croiser les regards de PS d’exercices différents. Ainsi, si nous avons pu tirer de ce travail des données, elles mériteraient d’être confirmées en interrogeant un plus large public, sur une durée plus longue, avec une méthodologie plus robuste. Le profil des répondants est représentatif d’un territoire en santé, en exercice libéral ou salarié et permet d’entrevoir les possibilités d’une enquête sur une plus grande envergure. La bibliographie nous a apporté un matériau qui nous a permis d’interroger les PS sur l’impact de leur toucher dans le soin. De fait nous avons pu tirer de ce travail initial des pistes de réflexion que nous exposons ci-après.

Fondements de la pratique des PS interrogés

Les résultats de notre enquête semblent montrer que les PS, une fois leur formation initiale validée, ont une évolution de leur pratique individuelle en lien avec leur expérience professionnelle et au gré de leurs formations complémentaires. Les « expérimentations » et « observations » plus ou moins théorisées qu’ils ont pu faire au fil des années semblent auto alimenter les fondements de leur pratique. La reconnaissance de l’expérience concrète et partagée dans une même profession pourrait aussi contribuer à la mise en œuvre du consentement éclairé et de la décision médicale partagée, lesquels sont au cœur des préoccupations de nos instances [3]. Se couper de tout substrat empirique et se focaliser essentiellement sur les techniques et protocoles qui ont fait leurs preuves pour évaluer les bonnes pratiques, c’est perdre de vue l’essentiel de l’acte soignant. « . . .les protocoles, on n’est pas obligé de les suivre !. . .».

Importance du toucher dans le soin

Dans le cas où le toucher est naturel et c’est la majorité, il est de fait « encapsulé » dans le soin [4]. Dans le cas où le toucher est essentiel, il est dispensé dans un but de contribuer à soulager. Il se rajoute au geste technique voir le remplace. Si en début de carrière et à un âge jeune, la compétence technique est prévalente, après cinquante ans, l’équilibre s’établit entre la compréhension de la souffrance et la compétence professionnelle. Du reste, les PS qui ont accepté l’entretien sont les plus âgés, la maturité semble donc nécessaire pour considérer le toucher, la posture et son impact sur le patient. « Dès qu’on passe la porte de la chambre ou de la maison, le résultat obtenu dépend de comment on dit ‘‘bonjour !’’ ». Cette compréhension va rendre au patient son autonomie en lui redonnant la capacité de se prendre en charge, à trouver une solution qui lui soit personnelle vis-à-vis de sa problématique de santé. Un « soin muri » (détaché de tout affect ?) permettra d’enclencher le processus de réparation, « de soigner l’identité blessée ». Pour Claire Marin, il s’agit de concevoir le soin comme « une aide et un soutien dans l’effort pour se réapproprier soi-même ». Elle évoque« le soin invisible, souvent inconscient, fait d’attentions, de regards qui confirment, de contacts corporels pour prendre conscience des limites du corps, littéralement de sa définition » [5]. Elle conclue en soulignant l’importance de« développer une certaine vigilance, envers certains types d’accompagnement thérapeutique qui peuvent suggérer des formes d’aliénation, de dépendance ou d’intrusion ». Pour les PS, l’enjeu est important car « . . .c’est un acte important qui a une valeur en matière d’acceptation de la confiance ». Faire renaître le sentiment de soi, tel est l’enjeu éthique du toucher dans la relation de soin. C’est, comme le dit Pierre Le Coz, faire preuve de la part du soignant « d’une inquiétude au service de l’excellence » [6]. Cette inquiétude passe par un « toucher apprivoisé ».

Pourquoi, quand et comment les soignants touchent les patients

Le contact physique avec le patient est donc incontournable. Pour autant, la question demeure : au-delà du geste technique, quelle est l’intention du soignant vis-à-vis du patient ? Faut-il attendre l’âge de 50 ans et l’accumulation d’expériences pour répondre à cette question ? Cette diversité de considération du « toucher » est en lien avec la notion même de ce mot complexe et polymorphe. Céline Lefève, parle de « médecine sans le soin » dans la mesure où« la médecine scientifique, multipliant les médiations qui l’éloignent du corps, finit par se couper du corps lui-même, du malade et finalement du soin » [7]. C’est dans la littérature infirmière que l’on trouve le plus d’écrits sur le sujet du toucher dans le soin. Les formations au toucher massage sont très demandées par les infirmiers. Le concept de« Toucher-massage » élaboré par Joël Savatofski, masseur-kinésithérapeute en 1979 a trouvé auprès de ces soignants, un large succès qui perdure encore aujourd’hui [8]. Il y a là un paradoxe avec l’hyper-technicité des interventions des infirmiers qui interroge.

Leur degré d’aisance dans la relation aux patients

Notre enquête a révélé une disparité dans l’aisance des PS par rapport au toucher et la relation aux patients. Que l’on prenne en soin des personnes âgées, des patients pédiatriques, lors de soins palliatifs ou présentant des spécificités liées à l’état de santé même des patients, ce sont autant de situations pour lesquelles les besoins de soins personnalisés sont accrus. Ce besoin de toucher et d’être touché contribue au besoin fondamental de communiquer, y satisfaire est essentiel au maintien de l’intégrité globale de la personne et à l’estime de soi [9]. Le toucher comme langage non verbal est présenté alors comme le premier moyen de communication (à la naissance) mais aussi le dernier (à la fin de la vie). Il est un vecteur de l’empathie et possède une valeur thérapeutique en stimulant la sécrétion d’endorphine, hormone naturelle du bien-être et un moyen vital de communiquer ses émotions et ses idées. « Ce n’est pas évident de passer la barrière de l’Autre ». S’il semble nécessaire de vulgariser la pratique du toucher affectif et de l’intégrer de manière systématique dans les formations initiales [10], il est aussi pertinent de s’interroger sur le degré de formation des PS aux situations particulières notamment liées à l’état de santé extrême des patients. Ceci étant d’autant plus important que le toucher est dans notre enquête la troisième qualité posturale plébiscitée.

Les bienfaits, les risques du toucher dans le soin et les facteurs limitant sa mise en œuvre selon les PS

Si le toucher fait partie des fondements de l’acte soignant, nous n’avons pas retrouvé de consensus sur ses effets selon les PS interrogés. Finalement, même dans une même intention de prendre soin de l’autre, le toucher du soignant ne semble pas avoir les mêmes conséquences selon la profession. Dans notre enquête, les médecins et les infirmières semblent avoir plus de difficultés à reconnaître les effets thérapeutiques du toucher, alors que les aides-soignantes, sage-femme et masseur-kinésithérapeutes semblent convaincus de la puissance du toucher dans le soin. Les kinésithérapeutes reconnaissent tous les effets positifs et tous les effets négatifs, conscients de l’interprétation qui peut en être faite et de son potentiel élevé de transgression. « Pour le patient, c’est assez compliqué de savoir quand le toucher est acceptable et quand il ne l’est plus ». Les bienfaits du toucher sont décrits comme : procurant un bien-être émotionnel pour le patient ; un moyen de calmer l’angoisse, de rassurer, de créer un lien particulier entre le patient et le soignant, de prendre soin de lui. C’est un moyen essentiel pour écouter, observer, comprendre ce que le patient n’exprime pas. Le toucher est aussi un outil puissant, essentiel dans l’arsenal thérapeutique des soignants qui interagit en plus du geste technique, rendant ce dernier d’autant plus efficace, voire qualifié de « médicament bon marché », efficace et facile à mettre en œuvre [11]. Les risques du toucher sont décrits comme pouvant faire l’objet de : contagion émotionnelle ; attitude obsessionnelle d’asepsie affective pour contrôler la relation ; distance défensive constituée par une « phobie du toucher » ; effet de « miroir brisé »pour le soignant confronté au corps souffrant procurant un sentiment d’échec et de culpabilité ; autoritarisme subversif : guérir de gré ou de force, fureur thérapeutique qui dépossède le patient de sa propre liberté ; le « syndrome de la relation d’aide » qui fait croire que l’on peut agir pour le bien d’autrui ; toucher trop « volontaire », alors perçu comme tentative de manipulation ; ou encore générant une crainte de l’érotisation du geste [12]. Toute la difficulté des PS réside alors à trouver une juste distance, laquelle est possible, si l’on reste à l’écoute de ses propres mouvements affectifs.

Apports, limites de la formation sur l’impact du toucher

Si les médecins et les aides-soignantes estiment que le manque de formation est un facteur limitant, les raisons en sont différentes. Pour les médecins interrogés, l’art de la palpation ne serait plus appris, ils bénéficient « d’autres aides au diagnostic ». Les aides-soignantes sont convaincues du bienfondé du Toucher dans le soin, au point que la formation devrait, selon elles, être proposée à tous les soignants. « Si y’ a pas toucher, y’ a pas de soin ». Pour les masseur-kinésithérapeutes la notion de plaisir est abordée, par l’effet « libidinique » du massage. De fait, à l’heure actuelle, certaines formations préconisent d’éviter les massages et autres manipulations, pour éviter la dépendance au thérapeute et à la thérapie et favoriser l’autonomie [13]. Quant aux Codes de déontologie, ils ne semblent pas d’une grande aide pour que les PS arrivent à se positionner. Les avis sont partagés et certains l’estiment insuffisant. « Or si la déontologie fixe le cap, elle ne saurait tenir lieu de réflexion éthique » [6]. La déontologie fixe les règles, l’éthique ébranle les convictions et pousse au questionnement. Elle enseigne l’humilité de l’incertitude et la reconnaissance de l’impuissance. Toute la difficulté réside dans l’approche de l’éthique dans la formation initiale car l’éthique ne s’apprend pas, elle s’éprouve.

Stratégies mises en œuvre lors du soin par rapport au toucher et à son impact

Pour le médecin, que ce soit un genou traumatique, un patient pédiatrique ou une personne en fin de vie, toucher comme entrée en matière va mettre le patient en confiance. Le médecin va s’assurer de sa compréhension quand la souffrance ou la crainte ne peut pas s’exprimer par des mots. Ce toucher relationnel, empathique, en diminuant l’anxiété, conforte un sentiment d’altérité dans la mesure où le contact physique rend la relation plus transversale. Parce toucher, la compréhension est mutuelle, humaine. La sage-femme évoque différents aspects du toucher abordés lors des séances de préparation à l’accouchement. « La perception étalée », c’est-à-dire sentir plus loin que la surface du ventre, « la réciprocité du toucher » en rendant la femme disponible pour être à l’écoute de son bébé et enfin « l’intention d’attirer l’autre » pour entrer en relation avec le bébé-fœtus, rien qu’en posant la main sur le ventre de la future maman pour inviter le bébé-fœtus à venir se lover sous la main, c’est favoriser la création « du petit pont d’amour. . . ». Le kinésithérapeute lors des mobilisations et des massages va générer chez le patient un bien-être, qui autorise celui-ci à souffler par rapport au stress et à la fatigue engendrés par la maladie chronique notamment. En soulageant les tensions aussi bien physiques que psychiques, ce toucher permet de renforcer le sentiment d’intégrité du patient : « les muscles de mon dos se sentent bien ! ». Pour l’infirmière, un toucher caressant et doux va permettre au patient de s’abandonner dans le soin et lui faire accepter le côté agressif qu’il peut parfois revêtir. Ce toucher apaisant va développer le sentiment de sécurité chez la personne soignée : « Lui caresser les mains était le côté le plus agréable pour elle aussi. Elle a laissé aller ses mains. Elle était relâchée ». Le toucher bienveillant de l’aide-soignante sécurise la personne dépendante afin de lui faire accepter les soins intimes. Ce toucher ferme et constant accompagné du regard et de mots appropriés respecte la dignité de la personne et conditionne la réussite du soin. « Cela a été possible parce qu’elle [la soignante] a toujours maintenu la main dans le dos et le regard en face ». Ce toucher requiert la disponibilité du soignant pour « bien-veiller-à ». La « décision médicale partagée » décrit deux étapes clés de la relation entre un professionnel de santé et un patient, que sont l’échange d’informations et la délibération en vue d’une prise de décision acceptée d’un commun accord concernant la santé individuelle du patient. Dans certaines situations cliniques, la priorité serait donnée en faveur du respect de la personne et de son autonomie, lesquels doivent rester au cœur de la décision, celle-ci reposant essentiellement sur les préférences et valeurs du patient [3]. Pour les PS interrogés, ce qui est difficile à mettre en œuvre, pour aller dans le sens d’une décision partagée, c’est « de se taire pour faire plus de place au patient ». Cette difficulté est d’autant plus cruciale qu’ils considèrent l’écoute comme la qualité posturale la plus importante. . . Accorder le temps au patient de rassembler ses idées et de les exprimer avec ses mots est un des fondements de l’écoute active qui semble faire défaut à la pratique et dans les formations. En fait, la décision médicale partagée repose sur la reconnaissance du savoir profane au sens noble du terme. Savoir résolument déprécié au profit de la suprématie médicale dans les états d’esprit de beaucoup de PS. Nos résultats montrent également que le principe d’efficience n’est pas contradictoire avec une relation partagée ni avec un soin de qualité mais que pour la moitié des réponses. Il y a là matière à réfléchir sur notre conception de l’efficience. . .

Vers une proposition de réflexion éthique du toucher à travers le soin

À l’issue de ce travail préliminaire, nous avons observé une chronologie du toucher dans le soin. En découle une proposition d’un déroulé du soin à travers le toucher dans la relation singulière « soignant-soigné ». Pour chacun de ces moments, nous interrogeons le lien possible avec l’éthique.

Premier moment, le toucher relationnel

C’est le toucher avec ou sans contact cutané qui confronte deux altérités distinctes. Ce toucher répond aux codes sociaux et culturels et ne devrait faire l’objet d’aucune ambiguïté. Il s’agit de la façon de se saluer qui va mettre le patient en confiance ou non. Un regard, un sourire, un geste d’invitation à s’approcher, une poignée de main autant de gestes qui vont conditionner la suite du soin. C’est le moment où le soignant s’enquière de l’état de son patient et fournit les explications nécessaires. L’écoute des mots du patient et la parole du soignant font partie de ce moment qui va conditionner la suite. Le soignant est en capacité d’adapter sa posture en fonction de ce que lui renvoie le patient.

Deuxième moment, le toucher sécurisant

Le geste qui prépare, prévient le geste technique et qui sécurise le patient. C’est le geste non commandité, à caractère spontané qui reflète la sensibilité du soignant, sa qualité d’âme et qui s’ajuste aussi en fonction de ce que lui renvoie le patient. C’est le geste qui va raccourcir la distance entre le soignant et le soigné. Ni trop près ni trop loin, il s’agit de rassurer pour requérir le consentement éclairé du patient. À la suite de ce « toucher », le patient autorise ou non l’acte technique. La plupart du temps l’accord est tacite mais il arrive souvent que le patient montre des résistances dont l’origine est multiple (douleur, peur, conscience altérée, surprise, manque de confiance. . .). Ces résistances peuvent aller jusqu’au refus de soin. Le refus de soin, quel qu’il soit, interroge le soignant car il remet en cause sa posture d’être.

Troisième moment, le toucher empathique

« Empathie », étymologiquement du grec « dans », à l’intérieur et de « pathos », souffrance, ce qui est éprouvé. L’empathie est comprendre la souffrance de l’autre, se mettre à sa place. Soigner autrui, éthiquement c’est comprendre la souffrance d’autrui et non de « souffrir avec » comme le laisse suggérer le terme « compassion ». Le toucher empathique qui accompagne le geste technique favorise l’abandon du patient et se manifeste par l’acceptation du soin. Nous préférons le terme « abandon »,dont il convient de comprendre le sens spirituel qui fait référence à l’idée « ne plus être dans la saisie » au terme« lâcher-prise », largement galvaudé qui peut être interprété comme une attitude de « soumission ». Le PS doit alors être attentif à ce que le patient se sente bien dans« l’abandon », s’en remettant au soignant parce qu’il a confiance et non parce qu’il n’a pas le choix. Ce temps devrait correspondre à un acte volontaire de la part du patient.

Quatrième moment, le toucher technique

Par définition, ce temps de toucher comporte une dimension intrusive puisqu’il touche précisément l’intégrité du patient. Ceci pouvant être perçu comme violent, privé de sens pour le patient surtout si les premiers temps n’auront pas été respectés. Le geste technique devra alors être verbalisé, expliqué et fera l’objet d’une attention soutenue du soignant pour respecter les limites de ce que le patient peut accepter et supporter. Ce toucher « met à nu » le patient car à cet instant précis où il y a contact, il sait que le soignant sait. Humilité et gratitude sont nécessaires à ce moment de la part du soignant.

Cinquième moment, le toucher qui amène à l’autonomie

Le toucher est ici à l’interface entre le savoir être et le savoir-faire, au cœur de l’accompagnement vers l’autonomie. Un équilibre subtil qui n’est ni dans le faire (trop) ni dans le laisser faire (pas assez). C’est dans cet espace que peut naître la relation partagée, espace qui permet au patient de trouver la liberté de se guérir. Le temps qui mène à l’autonomie, c’est le temps de l’observation, de l’accompagnement de la capacité du soignant à être dans le non-faire. En cela, le toucher de la part du soignant, ou tout au moins, le respect de son interdit, est civilisateur. C’est dans ce moment que nous devons nous rappeler que si nous avons l’obligation de moyens, nous n’avons pas l’obligation de résultats.

Conclusion

À travers ce travail nous avons exploré les différentes représentations de l’intention et de l’impact du toucher dans le soin. Les professionnels de santé interrogés ont livré leur vécu et leur expérience de manière libre et ouverte, ce qui en soi nous a semblé être un engagement à parler de leur « intimité » dans le soin. Il y a vingt ans, la technique semblait seule, répondre aux besoins en matière de santé et de soins. Pourtant, ce qui fait la richesse du métier de soignant, c’est de gérer l’humain et l’humain par définition est soumis à l’aléa. Or la technique ne supporte pas l’aléa. Face au vieillissement de la population, à la chronicité des pathologies et à la nécessaire personnalisation du soin, à l’heure où se discutent les projets de télémédecine et de robotisation, la médecine se doit de trouver un équilibre entre qualité technique et qualité relationnelle. Pour ce faire, une médecine résolument moderne aujourd’hui, doit être à même d’intégrer le Toucher dans toute sa dimension éthique, c’est-à-dire avoir la maîtrise de l’objectif thérapeutique mais aussi de la discipline pour gouverner sa conduite face au potentiel élevé quasi inéluctable de transgression que revêt le toucher. Le partage des situations cliniques permettrait aux étudiants d’accéder à ces expériences, dont l’analyse et l’interprétation s’inscrirait alors dans le cadre d’une théorie systémique. Car il n’y a pas d’opposition entre la science et le toucher affectif, l’un et l’autre se complétant pour servir l’humanité.

 

Déclaration de liens d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêts.

 

Références

[1] Llored P. Apprendre à toucher l’autre enfin —– Une éthique animale dans la philosophie de Derrida; 2013.

[2] Le Coz P. Place de la peau dans l’éthique du soin. J Psychol2009;266:39—41.

[3] Patient et professionnels de santé : décider ensemble. HAS;2013 http://www.has-sante.fr/.

[4] Schaub C, et al. Toucher un résident âgé atteint de démence :une évidence aux multiples facettes. Rev Recherche Soins Infirmiers 2012;111.

[5] Marin C. La maladie, catastrophe intime. Paris: PUF; 2014.

[6] CCNE [no84] Avis sur la formation à l’éthique médicale; 2004http://www.ccne-ethique.fr/.

[7] Lefève C. La philosophie du soin. La Matière et l’esprit. MedPhilos 2006;4:25—34.

[8] Savatofski J, Prayez P. Le toucher apprivoisé. ed. Lamarre;2002.

[9] Hentz F, et al. Stratégie d’évaluation de l’impact du tou-cher dans les soins infirmiers. Rev Recherche Soins Infirmiers2009;97.

[10] Boudreault A, Lutumba Ntetu A. Toucher affectif et estimede soi des personnes âgées. Rev Recherche Soins Infirmiers2006;86.

[11] Tardy JM. ‘‘Until Mary held my hand.’’ The critical importance of touch in medecine. Braz J Otorhinolaryngol 2015.

[12] Prayez P. Le tact et la « juste » distance. Rev Federation JAL-MALV 2006;85:12—8.

[13] McKenzie, A.F. Charte des praticiens de l’Association française McKenzie. https://www.mckenzie.fr/.

 

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