C’est Aristote qui le premier énumère les 5 sens –vue, odorat, goût, ouïe et le toucher. Chaque sens nous dit le monde, son monde, explorons ensemble celui par lequel tout a commencé.
1 -De ces 5 sens, seul le toucher implique l’entièreté du corps (par la peau, mais également en nous par le contact entre les différents fascias, organes..), les autres sont exclusivement localisés dans leur organe et cet organe se situe dans la tête. Par contre, notre sens du toucher s’exerce presque partout à un degré ou à un autre. De plus, il intervient dans une série d’autres paramètres comme la perception du chaud/froid- les sensations de démangeaisons/de chatouillis- les divers degrés de pressions- les notions de douleur/plaisir…..Il y a donc une variété importante de sensations de toucher, elles se combinent, elles varient d’intensité/de fréquence….bref : le toucher est partout.
2-Sans doute que chronologiquement et psychologiquement il est la mère des autres sens dans l’évolution de la sensation. Il est celui qui existe en premier chez l’embryon, il se développe dès la sixième semaine…et toute notre expérience fœtale est fortement tactile.
3-Le toucher, plus que tout autre mode d’acquisition de sensations définit notre sens de la réalité…Bertrand RUSSEL observe que non seulement notre géométrie, notre physique, mais toute notre conception de ce qui existe en dehors de nous, est basé sur le sens du toucher (cité par Montagu dans son livre sur le toucher). Pour s’en convaincre, il suffit de nous arrêter quelques instants sur les divers domaines faisant allusion au toucher dans notre langage :
-physique : palper, tâter, effleurer, attraper, vibrer…espace : contigu, tangent…nos maisons se touchent
-possession : recevoir, gagner… j’ai touché mon salaire
-affectif : émouvoir, atteindre…tes rires me touchent
-virtuel : prendre contact avec…touche –moi ce soir … et n’oublions pas …faire les choses avec tact (sens qui permet d’apprécier les stimulis qui s’exerce sur la peau), sens de la délicatesse (appréciation intuitive de ce qui convient). Ce qui va faire du toucher le sens privilégié de notre approche intuitive, première de la réalité.
4-par ce 4ème point …le toucher est un sens obligeant la réciprocité…nous entrons à petit pas dans la logique du titre de cet exposé.
Réciprocité: chaque fois que je touche quelque chose/quelqu’un, il y a une part de moi qui est touchée par cette chose/ce quelqu’un ! Ce qui fait que l’expérience tactile me dit plus au sujet de moi-même et des autres que tout autre type d’expériences…je ne peux être à distance dans l’expérience tactile …nous sommes directement confronté à la réduction d’espace avec la chose touchée, à l’espace intime de et avec l’autre…sens de l’intime ?
Mais cette dimension de réciprocité est à la dynamique, à la base de ma conscience corporelle et de la même, à la base de ma conscience d’existence. En effet, au début de sa vie, le nourrisson a une sensation extrêmement vague de sa surface corporelle, de la place qu’il occupe dans l’espace…et ce jusqu’au 1er toucher…car à ce moment, au contact, aussitôt 2 informations l’assaillent :
-une information au sujet de l’objet, apportée par le sens
-une information sur son propre corps apportée par l’interaction avec l’objet. C’est, comme ça, avec de multiples expériences que nous avons pu nous rendre compte : que nous sommes plus solide que l’eau, plus lourd qu’une plume, plus chaud que la glace, plus doux que l’acier…….
Pourrait-on aller jusqu’à dire que le rôle premier du toucher est d’établir de plus en plus intensément le sens de soi dans ses fonctions premières. Dans les premières semaines/mois, le bébé n’approche pas l’objet avec une idée de recherche /de manipulation mais réagit à cette pulsion proprio-tactile, à ce besoin de se stimuler et de découvrir, ainsi, expérience après expériences sa propre anatomie, sa propre structure spatiale et ce, exactement, comme il découvrira plus tard les autres objets/les autres personnes…sa propre différence. Nous ne pouvons donc jamais toucher juste une chose. Nous en touchons toujours 2 au même instant, l’objet/la personne et nous, et c’est cette interaction, ce jeu réciproque/simultané, entre 2 contiguïtés qui :
– d’une part va créer le sens interne du soi en tant qu’éprouvé, ce qui est différent d’une série de parties corporelles et d’objets externes plus ou moins distincts et construits.
-d’autre part ma surface corporelle n’est pas seulement l’interface entre mon corps et le monde, mais est aussi l’interface entre mes processus de pensées, ma dynamique interne et mon existence extérieure, physique. Cette dialectique (intérieur extérieur) est prépondérante dans tous nos schémas relationnels et ce tout au long de notre vie.
Ce processus toucher/être touché nous met en situation d’ouverture au monde et toujours dans une expérience de contact dans laquelle s’échange l’expérience de l’autre, on pourrait parler d’interaction éprouvée….un interdit.
5- Si l’on recadre ceci dans le contexte de la fonction parentale, il apparaît que la stimulation tactile, le contact physique avec l’environnement est une nourriture aussi vitale que les protéines. Le contact de la main, le contact peau à peau, l’expérience tactile de l’objet, les sentiments issus de ces rencontres, tout cela est capital dans la petite enfance car c’est le substrat , le support, la nourriture du processus de maturation et associé au mouvement .le principe auto-organisateur des différents paramètres du développement(physique, psychique, émotionnel, cognitif..) …le besoin nourricier parental va rencontrer la pulsion proprio tactile du bébé.
Donc, en tant que parents, nous sommes à tout instant confronté à cette interaction éprouvée ne fut ce que dans les différents holdings (nourricier-moteur-relationnel-ludique…) parsemant notre rencontre avec le bébé et qui vont l’aider à passer d’Âme à peau commune, indifférenciée à Âme à peau différenciée, personnelle. (j’ai lu cette phrase quelque part, je l’ai retenue, malheureusement pas le nom de son auteur, qu’il en soit remercié ici )
MAIS : L’histoire se corse
1-Comme on ne peut pas ne pas communiquer….tout toucher implique la présence de ce que Stern nomme des affects de vitalité c.-à-d. la qualité de ce qui est ressenti au moment où cela se passe …l’autre reçoit toujours en même temps que le toucher, le comment je vis, je suis émotionnellement dans cette situation et nous faisons toujours cette expérience à partir de nous-mêmes. Ces affects de vitalité s’expriment au travers d’une multitude de conduites parentales : comment une mère porte son bébé, le lange, lui donne le sein, joue avec lui. Le bébé reçoit en même temps par ex le lait et l’expérience affective de sa mère lui donnant le sein et cette expérience du monde social (à travers la tétée par ex) qu’il fait est en premier lieu celle des affects avant d’être celle des actes formels.
C’est, donc, dans « le comment je touche »que tous ces gestes quotidiens vont colorer qualitativement l’expérience interactive et donner directement au bébé / à l’autre en général une information sur le « comment il existe à ce moment-là pour l’autre, et ainsi partager nos états affectifs réciproques.» L’inter affectivité peut être la première, la plus envahissante et la plus immédiatement importante des expériences partageables (Stern).
Certains psychanalystes ont fait l’hypothèse que ces affects (ici transmis via le contact) sont à la fois le premier véhicule et le premier objet de communication. On voit toute l’importance d’être présent, d’être conscient que chaque fois que je touche mon bébé, je touche un Être et que je suis responsable du comment je le laisse exister, respirer, se créer. Cet art d’être présent dans les touchés banaux du quotidiens doit s’exercer quotidiennement. Il y a chaque fois un interdit, une communication, une relation.
2-La complexité relationnelle, la dimension spirituelle de ces contacts ont peu à peu transformé cet interdit en interdit (non permis) du moins dans notre système culturel. Il suffit de lire Margaret Mead, de vivre dans un pays latin, en Inde, pour être convaincu qu’heureusement ce n’est pas partout pareil. Interdit :
-pensons simplement à cette privation de contact humain, et de gestes seulement techniques que subissent encore beaucoup de prématurés ou d’enfants en néonatologie.
-pensons à la sexualité -ne te touche pas- à Freud qui comprenant bien cette grande faim de contact du bébé la malheureusement appelée d’un terme lourd de conséquence, la sexualité infantile, terme très lourd qui a introduit plus de confusion que de clarté dans notre compréhension de ce besoin humain et de ce qui le motive.
Par contre, Montagu suggère d’appeler ce besoin « le toucher infantile » ce qui, sans doute, décrit mieux ce besoin qu’a l’enfant d’explorer et d’expériencer son corps. Cette auto-exploration, ainsi que les réponses aux touchés extérieurs ne doivent pas être vu comme similaires à l’expression génitale/sexuelle de l’adulte mais comme « actes » organisant l’ensemble du SN , préparant à tous les contacts potentiels et pas seulement aux contacts d’ordre purement génital et/ou sexuel.
Il n’est pas dans mon intention de nier l’importance énorme de la sexualité dans le comportement humain, mais l’échec de la différenciation entre :
-d’une part le développement sexuel spécifique dans lequel la fonction érotique de la peau et du toucher à une grande place
-et d’autre part, plus généralement, la maturation neurologique induite par les contacts physiques a servi à précipiter tout ce qui concerne le toucher dans l’ombre. Ne te touches pas: cette confusion entre toucher et sexualité à fait du toucher un sens dangereusement intime, marqué de l’interdit social/éducatif/thérapeutique…ce qui dans l’ensemble nous a confirmé que les mots sont bons et le toucher ? ? ? ? ? ?
Or, la perception de son identité augmente avec la perception du contact avec son corps. Pour savoir qui elle est, la personne doit acquérir la conscience du « comment elle se sent (A.Lowen)
3-Pour finir, une dernière remarque, peut être également de taille. Si toucher est se mettre en prise, en phase avec l’autre, si toucher est intimité, réciprocité, interaction, quelque fois cette prise se transforme en emprise sur l’autre en possession ! « Je te tiens ».
Le toucher ne donne plus alors contenant, appui, soutien, caresse, différenciation…mais pouvoir sur, possession, étouffement, empêchement d’agir, retenue, fermeture….. la prise se referme sur moi, je n’existe plus, je meurs, je me dessèche, toucher de l’inceste , toucher subit du désir de l’autre, toucher violence, toucher faiblesse mais parfois également toucher de ma propre faiblesse, besoin d’adhésivité; de fusion , de soumission, qui fait que je suis ou que je me mets sous l’emprise de l’autre.
Dans ces situations, le toucher n’existe même plus comme interdit. Tout est nié. Pour ne pas terminer sur cette note un peu sombre, voici quelques phrases écrites par Frédérick Leboyer dans son livre « Shantala » :
Chez le bébé la peau prime tout
Elle est le premier sens
C’est elle qui sait.
Chez les tout petits enfants, comme elle s’enflamme facilement !
Rougeurs, érythèmes, pustules…
Microbes ? infection ?
Non, non.
Mal touchés
Mal portés. Mal portants.
Mal menés
Mal aimés.
Ah oui, cette peau il faut en prendre soin, la nourrir.
Avec l’amour. Pas avec des crèmes.
Être portés, bercés, caressés, être tenus, être massés, autant de nourritures pour les petits enfants,
Aussi indispensables, sinon plus, que sels minéraux, vitamines, protéines.
S’il est privé de tout cela
Et de l’odeur, de la chaleur et de la voix
Qu’il connaît bien
L’enfant, même gorgé de lait se laissera mourir de faim.
A. Coeman