Est-ce que j’accepte de me laisser toucher ?

Jean Razous, « Est-ce que j’accepte de me laisser toucher ?  », Actualités en analyse transactionnelle 2018/1 (n° 161), p. 90-91.

Louise. Il y a six mois. Elle est assise en pleurs en face de moi. Depuis plusieurs minutes, elle me dit que de toute façon elle n’y arrivera jamais et qu’elle ne voit pas ce qui pourra l’aider à « trouver sa place » dans le monde. Pas d’espoir. Et les souvenirs qui confirment sa croyance refont surface. Je l’écoute, je me laisse ressentir. Ce n’est pas facile pour moi. Je ne tente pas de la rassurer en lui prenant la main. Je ne dis rien, je ne fais rien, je ne saurais pas quoi dire ou faire. La séance n’est pas finie. J’ai besoin d’un peu de temps…

Mon expérience ainsi que ce que j’ai pu comprendre des écrits et des séminaires de Bill Cornell m’amènent à distinguer le corps du client et le corps du thérapeute et à me demander à propos du toucher : du besoin de qui parle-t-on ? Si je touche physiquement ma patiente, elle me touche aussi puisqu’un contact physique se crée entre nous deux : est-ce mon besoin d’être touché et rassuré que je satisfais à ce moment-là ? Le sien ? Comment le savoir ?

Un début de réponse me semble venir de la réponse à la question : comment est-ce que je me laisse toucher émotionnellement par elle ? Il me semble nécessaire de savoir comment j’accueille dans mon corps ce que ma patiente est en train de dire ou de ressentir. Il s’agit parfois d’émotions très désagréables comme, par exemple, l’impuissance, ou le désespoir que je décrivais plus haut. Peut-être que si je ne sais/peux/veux pas me laisser toucher à ces niveaux-là d’inconfort dans mon propre corps, je risque d’agir quelque chose plus en lien avec ma difficulté à contenir ces éprouvés qui me remuent en profondeur et de confondre cela avec le besoin que ma cliente aurait d’être rassurée ou sécurisée par un toucher. En d’autres termes, il me semble essentiel que je me laisse ressentir et que j’arrive à accueillir et contenir ces émotions fortes, voire contradictoires, dans mon corps sans en être détruit, même si je suis malmené, et à rester en contact émotionnel tout en gardant une capacité de penser suffisamment lucide pour continuer à accompagner ma cliente au plus près : lui montrer ainsi que l’effondrement n’est pas la seule issue à ces émotions douloureuses. Cela relève pour moi d’un travail au plus près de mon contre-transfert.

À l’inverse, si la toucher physiquement témoigne plutôt d’un évitement, c’est-à-dire d’une difficulté à me laisser toucher émotionnellement sans risquer de m’effondrer, alors il me semble que le mécanisme de défense de ma patiente comme le mien vont continuer à se renforcer. Le risque alors serait de montrer par mon agir que moi non plus je n’arrive pas à avoir une instance contenante suffisante pour accueillir ce que je vis, pour ensuite pouvoir le penser et agir en conséquence. Et renforcer chez ma patiente la crainte de l’effondrement, comme l’a conceptualisée D. Winnicott.

Louise. Il y a six mois. La séance n’est pas finie. J’ai encore besoin d’un peu de temps… Je me suis laissé douloureusement ressentir : que dire, que faire ? Je ne sais pas. Il me semble que c’est de présence qu’elle a besoin et non pas d’être rassurée par un toucher. J’y pense. Je réfléchis. Je lui propose alors de m’asseoir à côté d’elle. Pour être avec elle dans ce moment éprouvant et d’une façon nouvelle. Elle accepte entre deux sanglots. Je reste assis à côté d’elle et je la regarde pleurer et parler. Je ne dis rien. Je ne fais rien. Fin de la séance, je reprends mon fauteuil, dis quelques mots, elle ne va pas beaucoup mieux mais semble un peu soulagée. Un peu…

Louise. Il y a deux semaines. Elle me dit qu’une des choses qui l’aident dans la thérapie, c’est qu’on cherche ensemble et que je suis à côté d’elle dans cette recherche, pas au-dessus. Pas de référence à la séance au cours de laquelle je me suis assis à ses côtés. Je sais que l’aide que l’on apporte n’est souvent pas là où on l’a cru. Mais j’imagine que son corps a le souvenir de cette séance.

Pour conclure, je garde à l’esprit la question suivante : Est-ce que je veux toucher parce que je ne veux/sais/peux pas me laisser toucher ?

Jean Razous

En contrat -P – Lyon, France

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