Toucher et se toucher : une caresse à risque ?

 « Si la douceur était un geste, elle serait caresse » (Dufourmantelle, 2013) (1).

Dans le monde de la petite enfance, la douceur s’invite de fait dans l’accompagnement du jeune enfant. « Que peut-on faire d’autre face à un petit enfant fragile ? » dit-on souvent. Le monde environnant de l’enfant se pare alors de couleurs pastel, de matières douces et pelucheuses, de formes rondes, de sol caoutchouteux sur lequel les chutes ne provoquent rien de grave ! Tout semble doux comme les premiers gestes maternels ou paternels lorsque l’enfant paraît. Alors, pourquoi parler de risque à propos de caresse ?

Le petit d’homme naît immature ; d’après cet auteur qui cite Montagu et Freud, cette immaturité met le bébé en totale dépendance de la personne qui prend soin de lui et en même temps lui procure une relation privilégiée. Ce petit enfant a donc besoin de contacts pour survivre et vivre, un contact physique avec la mère ou la personne qui s’occupe de lui dès sa naissance ; il prend contact avec le monde, son monde et celui de l’autre. Il me semble que la caresse devient alors une sorte de messager qui porte le jeune enfant dans sa vie, vers sa vie. Et comme les caresses sont le plus souvent de nature positive, « les messages reçus par la peau […] sont donc […] porteurs d’un contenu sécurisant et agréable, ils aident l’enfant à se structurer harmonieusement en tant que sujet, et à rechercher le contact avec l’autre » (ibid., p. 33).

D’ailleurs, « une main tendre sur ce petit corps de bébé, ça a de quoi le réchauffer, l’envelopper, le protéger » nous dit Bernard This (1982, p.13) qui nous demande même de ne pas oublier que le petit enfant « a une sensibilité », est « à fleur de peau » et que nos « caresses le sécurisent… ». Alors, on le touche, on le caresse, on le câline, on le berce, on le porte… et c’est important pour lui. La caresse est ce qui permet à un jeune enfant de se construire. Je pense à Jules (2 ans) qui vient de se lever de la sieste ; il arrive encore ensommeillé dans la salle de bain pour s’habiller ; il s’arrête devant l’éducatrice qui est assise ; il pose sa main sur son genou, elle caresse sa main ; rien ne se dit, les regards se parlent… et les caresses amènent Jules à l’éveil pour poursuivre sa journée. Les mères savent bien l’importance du toucher sur leur enfant ; selon la manière dont elles s’occupent de lui lors de la toilette et de l’habillage – le « handling » pour Winnicott (1997 p. 13) ou selon comment elles le portent et le maintiennent physiquement et psychiquement – le « holding » pour ce même auteur –, leur enfant réagit et se développe grâce à ces échanges corporels. Et ce portage diffère selon les cultures. Lors de mon travail d’Éducatrice de jeunes enfants dans un service de Protection maternelle infantile, j’accueillais des mères de plusieurs origines.

Le rapport que chacune d’entre elles entretenait avec son jeune enfant était totalement différent ; autant les mères maghrébines touchaient sans cesse leurs enfants, autant les mères comoriennes semblaient plus distantes. Je me souviens d’une mère maghrébine m’expliquant avec une certaine joie comment son fils lui faisait pipi dans la bouche lorsqu’elle baisait son sexe. Et je me rappelle de la gestuelle d’une mère comorienne lorsqu’elle attrapait son enfant par un bras, le hissait un peu désarticulé jusqu’à sa hauteur pour l’installer dans son dos, sanglé dans un tissu. Autant le baiser semblait trop tendre, autant cette manipulation semblait trop brusque ; et chaque attitude provoquait d’ailleurs des regards étonnés de part et d’autre.

Pourtant, dans ces contacts et ces caresses aux expressions très différentes, chacune de ces mères avait sa manière à elle de témoigner de la douceur et de l’affection envers son enfant. Cette caresse apparaît donc comme primordiale. D’après Catherine Nisak (op. cit., p. 31), « La peau et le sens dont elle est indissociable jouent aussi un rôle primordial dans le développement de l’individu. La naissance […] constitue le premier stimulus pour la peau de l’enfant et le prépare à son fonctionnement post-natal ». Cet auteur précise même que « tout cela confère au moi, soutien de notre sentiment d’identité ».

Elle s’appuie sur le livre « La trahison du corps » de Alexander Lowen qui montre que « la sensation d’identité procède de la sensation de contact avec le corps : pour savoir qui il est, l’individu doit savoir ce qu’il sent » (ibid., p. 33). Les premières relations entre la mère et son enfant s’établissent sur ce mode de caresses et révèlent une forme d’encordage. Comme le souligne Marie Françoise Livoir-Petersen (2008 p. 60), « les caresses de la mère sont légères quand il (l’enfant) est tranquille, elles se font plus appuyées quand il se tend. La traduction n’est pas seulement tactile.

L’effet miroir n’est pas que visuel, le moi-peau n’est pas que tactile ». À travers ce toucher, je pense que c’est toute la notion du « moi-peau » qui apparaît ; en effet, Didier Anzieu (1985, p. 38) souligne que « la surface d’ensemble du corps du bébé et de celui de sa mère fait l’objet chez le bébé d’expériences [aussi] importantes, par leur qualité émotionnelle et par leurs effets de stimulation du plaisir et de la pensée… » Cet « encordage » (Livoir-Petersen, 2008, p. 57) me semble important pour la suite de la vie du jeune enfant ; il lui évite de se perdre… Cela me fait penser à une séquence dans le film Moi-même, un des trois premiers films produits par la pouponnière de Loczy en Hongrie (DVD Moi-même Association Pickler-Loczy France www.pickler.fr) ; cette scène montre un jeune enfant de 2 ans qui lave son nounours dans une bassine ; la manière dont il le tient, dont il passe le gant sur son corps reproduit presque à l’identique les gestes que ce jeune enfant a lui-même reçus lorsqu’il était bébé dans cette institution. Cette scène montre bien alors tout le bénéfice de cette relation tactile que les jeunes enfants reçoivent de ceux qui les accompagnent ; les caresses ont un impact positif sur leur développement. Mais, a contrario, l’absence de ces contacts mères-enfants ou pères-enfants peut être problématique ; ainsi « lors d’hospitalisations prolongées, la privation du contact physique avec la mère et le manque de stimuli peuvent plonger l’enfant dans un véritable état dépressif allant parfois jusqu’au marasme. La prise en compte des travaux de Spitz à ce sujet a abouti à la présence dans certains hôpitaux américains de femmes rémunérés pour cajoler, bercer, étreindre les enfants » (Nisak, op. cit., p. 33).

De même, l’absence de toucher ne va pas aider un jeune enfant à se développer. J’ai travaillé pendant cinq années avec des enfants malvoyants et aveugles ; le toucher s’avérait primordial mais il n’était pas forcément évident, notamment pour les parents. Un enfant qui ne voit pas ce qui l’entoure ne peut pas aller à la rencontre du monde ; il n’a pas l’élan de tendre la main vers cet extérieur ; il a besoin que celui-ci se manifeste à lui. Mais, par souci de précaution ou par méconnaissance du handicap visuel, les adultes pensaient souvent que l’enfant se ferait mal au contact de cet extérieur puisqu’il ne le voyait pas ; alors, ils ne mettaient pas l’enfant en contact avec le sol et les objets et ils ne privilégiaient pas forcément la caresse pour communiquer avec leur enfant. L’enfant restait dans un monde sensoriel, essentiellement sonore, privé d’images mais aussi de contacts ; or c’est bien en touchant ce qu’il ne voit pas et en étant touché par les autres que cet enfant va se construire et découvrir le monde. Je me souviens de Yann (3 ans) qui agitait ses mains sans rien attraper et parlait tel un poste de radio. Sa mère m’a expliqué qu’elle avait peur qu’il s’ennuie lorsqu’elle le laissait seul dans sa chambre ; alors elle allumait la radio. Yann découvrait un monde sonore mais non tactile. Tout mon travail éducatif a été de confronter cet enfant aux contacts les plus variés : du contact avec les autres enfants à la manipulation d’objets en passant par la caresse, Yann a découvert un peu tardivement ce qui pouvait le faire exister. D’ailleurs pour Montagu « c’est ma peau qui me fait un et me fait rencontrer l’autre » (cité par Nisak, op. cit., p. 32).

Toucher, se toucher… être caressé, se caresser. Je crois que la découverte de soi passe aussi par ses propres caresses. Lorsque le jeune enfant part à la découverte de son corps, il fait le tour de son visage, de son corps, de ses mains, de ses pieds, de son sexe… C’est une autre manière de découvrir qui il est et de renforcer son identité. Il se touche et prend plaisir à explorer sa peau, ses organes. Je pense alors à certaines comptines que les Éducateurs de jeunes enfants proposent aux enfants pour que ceux-ci découvrent et nomment les différentes parties de leur corps ; par ce jeu, le jeune enfant caresse son corps, voire le corps d’un autre enfant. Parfois, l’enfant rejoue la comptine sur le corps de l’adulte…, au grand plaisir de celui-ci ? Mais si l’enfant persiste dans sa recherche exploratoire, surtout autour de son sexe, j’ai observé que les adultes réagissent d’une tout autre manière ; parfois, ils interdisent à l’enfant de se caresser, en amenant un vocabulaire négatif. Je pense à Mégane (2 ans), assise calmement au coin poupée ; elle vient de déshabiller sa poupée et s’intéresse à son entrejambe qui ne lui apprend rien ! Elle soulève alors sa propre robe et met sa main dans sa culotte. Un adulte l’observe de loin et se met à crier « non, Mégane, c’est caca ! ». Surprise, la petite fille retire sa main et regarde l’adulte. Pourquoi lui interdire cette exploration ? Qui peut décider de la caresse que l’enfant se fait à lui-même ? Si je pouvais être dans la tête de cet enfant, je pourrais peut-être penser à la contradiction que l’adulte vient d’énoncer. Dans certaines situations de change ou de toilette, au nom de l’hygiène, cet adulte lui-même ne se prive pas parfois d’insister sur cette partie du corps de l’enfant… et là, « ce n’est pas caca ? » Alors, cette situation questionne la problématique de fusion et de séparation, tant du côté de l’enfant que de celui de l’adulte. Qui va décider de cette séparation ? Arlette Pellé (1985, p. 36) souligne que « le bébé a besoin d’une grande tendresse corporelle : pour grandir, il devra quitter cette douceurlà ». Et pour Didier Anzieu, « l’image des limites du corps est acquise au cours du processus qui met fin à la relation fusionnelle qu’entretiennent l’enfant et sa mère pendant les premiers temps » (cité par Nisak, op. cit., p. 32). Je me demande alors où est la limite entre un geste d’hygiène et une caresse intime. Laver le sexe d’un enfant, mettre un suppositoire…, autant de gestes qui touchent à cette limite, encore plus si l’enfant et/ou l’adulte y prennent plaisir !

Mais de la présence du geste à son oubli, la malveillance des caresses existe aussi. Parfois, l’adulte poursuit sa câlinerie sans demander l’avis de l’enfant ? Qui prend plaisir à cette caresse, qui se fait plaisir et où se situe le jeune enfant ? Cette caresse non voulue peut enfermer le jeune enfant dans une relation de dépendance, d’assujettissement. Je pense à Lucas (1an et demi), lors de son retour à la crèche après une longue absence ; il est dans les bras de sa mère, à la redécouverte d’un lieu ; un adulte arrive près de lui et s’avance pour l’embrasser ; je vois ce jeune enfant regarder l’adulte, reculer sa tête puis tout son corps au point que sa mère met sa main dans son dos pour le retenir. Le message est très clair : c’est non ! Pourtant, l’adulte poursuit sa quête et embrasse de force cet enfant. Qui décide dans cette situation de cette relation tactile ? C’est tout le sens de la propriété du corps qui est en jeu dans cette situation. Eytan Elenberg (2005, p. 220) souligne que « la caresse invite à une certaine forme de respect vis-à-vis de la personne : respect de ses variabilités, de ses changements de comportements, de ses besoins qui évoluent, de ses attentes parfois importantes, parfois inattendues. Respect de sa dignité, de son estime de soi, de ce qu’elle pense, de ce à quoi elle croit ». En effet, pour Catherine Nisak (op. cit., p. 34), c’est « sur la base solide du toucher, [que] le bébé apprend donc ce que signifie l’intimité, la proximité, la distance et l’éloignement». Dans le monde de la petite enfance, cette attitude est parfois oubliée ; je pense aux chatouilles que les adultes ne se privent pas de faire à l’enfant, tout simplement parce qu’il est un bébé ; mais, est-il d’accord ? Très tôt, le jeune enfant sait ce qu’il veut ou ne veut pas ; mais il ne sait pas le dire avec des mots ; il le dira avec ses gestes comme la main qui empêche ou bien avec ses mimiques comme la grimace ; à l’adulte d’être plus observateur de ces signes que de son propre désir ! Car, pour Arlette Pellé (1980, p. 15) « une question se pose du côté du plaisir de l’adulte à toucher, embrasser, caresser ce corps d’enfant jusqu’à un âge avancé » ; elle souligne que « une des tâches les plus difficiles à laquelle sont soumis tout enfant et tout adulte, c’est d’opérer la séparation d’avec ceux qui ont été si tendrement aimés, couper les liens sexualisés pour, plus tard, investir sa libido sur d’autres personnes étrangères à la famille ». Dans le même ordre d’idées, la question de la fessée peut être évoquée. Celle-ci ne peut pas être considérée comme une caresse, loin de là ; mais, tout comme la caresse, elle est une atteinte au corps de l’enfant, et cette fois-ci sous le prétexte d’un acte d’éducation. En France, un amendement sur l’interdiction de la fessée a été adopté en décembre 2016, non sans mal, dans le cadre du projet de loi « Égalité et citoyenneté », afin de valoriser une éducation positive. Alors, est-ce possible d’envisager la caresse comme un geste qui « écoute, comprend l’autre dans ses besoins, ses attentes, ses souffrances, ses manques mais surtout inaugure la seconde partie de la relation qui est la communication » ? (Ellenberg, op. cit., p. 222). À ce moment-là, elle sera douceur !

Réfléchir à la caresse, donnée, reçue ; interroger ses formes, envisager ses risques ; les professionnels de la petite enfance ont à travailler cette question. Ils ne peuvent pas en ignorer sa signification pour le jeune enfant. Car, comme le souligne Catherine Nisak (op. cit., p. 33), « les messages reçus par la peau sont donc d’une grande importance et lorsqu’ils sont, comme dans la plupart des cas, porteurs d’un contenu sécurisant et agréable, ils aident l’enfant à se structurer harmonieusement en tant que sujet, et à rechercher le contact avec l’autre ». Mais la caresse n’est pas qu’une histoire de jeunes enfants, elle concerne aussi les grandes personnes ! Cet auteur souligne que « la peau est le témoin et le dépositaire de nos expériences affectives. Elle change avec l’âge, se ride, se plisse, se fripe au fil de nos joies et de nos chagrins. Elle durcit quand elle refuse le toucher, s’anime pendant l’amour qui lui sert d’écrin, et prend une qualité de velours quand elle est satisfaite » (ibid., p. 34). Mais que ce soit pour les enfants ou pour les adultes, « la douceur doit rester une affaire intime. À l’ériger comme un idéal de vie, elle peut se retourner contre nous ou devenir mièvre comme toutes formes de compromissions de suavité frelatée et de bouillie sentimentale » (Dufourmantelle, 2013, p.  51) .

 Marie-Gabrielle Mathély est Formatrice au Centre de ressources documentaires de l’IRTS PACA et Corse, membre du comité de rédaction de la revue.

Bibliographie

Anzieu, Didier, Le moi-peau, Paris, Dunod, 1985. Association Pickler-Loczy France, DVD Moi-même, www.pickler.fr Dufourmantelle, Anne, Puisssance de la douceur, Paris, Payot, 2013. Ellenberg, Eytan, « Du regard clinique à la caresse éthique : pour un nouveau langage médical », in L’Autre 2005/2 (Volume 6), pp. 211-225. Livoir-Petersen, Marie-Françoise, « Le dialogue tonico-émotionnel : un gué permettant au bébé de passer d’une succession d’états toniques à des états d’âme » in Contraste, 2008/1 (n° 28-29), pp. 41-70. Montagu, Ashley, La peau et le toucher, Paris, Seuil, 2014.

Nisak, Catherine, « Je me sens moi parce que tu me touches », in Enfant d’Abord, n° 97, mai/juin 1985, pp. 30.34. Pellé, Arlette, « Pouponner » in Enfant d’Abord, n° 42, octobre 1980, pp. 8-15. Pellé, Arlette, « La sexualité infantile : interdit aux parents », in Enfant d’Abord, n° 100, octobre 1985, pp. 33-45. This, Bernard, « Naître et ensuite », in Les cahiers du nouveau-né, 1 et 2, Stock, 1982, pp. 7-14. Trécourt, Fabien, « Y a-t-il une place pour la douceur » in Version Fémina, n° 775, février 2017, pp. 50-51. Winnicott Donald Woods, La mère suffisamment bonne, Paris, Petite Biblio Payot, 1997.

(1) Anne Dufourmantelle, qui a si bien parlé de la douceur, est décédée en juillet 2017 pour sauver un enfant qui s’était aventuré dans une mer agitée et interdite.

 

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