Le toucher, un sens aux multiples avatars

Josy-Jeanne Ghedighian-Courier

Dans Cahiers jungiens de psychanalyse 2006/2 (n° 118), pages 17 à 28

À l’origine était le tact, il désignait ce que nous appelons aujourd’hui le toucher. Cette mésaventure sémantique illustre le sort particulier qu’a connu, et connaît encore, le sens du toucher. Le vocabulaire lui conteste l’intelligence et la subtilité qui lui avaient été attribuées d’office, pour le diversifier en une pléthore d’expressions familières, artistiques, triviales ou sexuelles. Ainsi, certains préfèrent toucher leur bille plutôt que jouer à touche-pipi, pendant que le peintre s’essaie à déposer la touche de lumière qui illumine ce qu’il réalise. La pluralité des mots ne fait que refléter l’extrême ambivalence, voire la peur des sociétés, des religions et des cultures à l’égard du toucher et surtout vis-à-vis des gestes et des situations qu’il suscite. Cela lui a valu d’être soigneusement codé, encadré et ritualisé. D’où vient que celui qui n’est, après tout, que l’un de nos cinq sens, le premier à se développer vers la huitième semaine de la vie fœtale, connaisse un statut aussi particulier ? Est-ce parce que le toucher ne se produit jamais de manière isolée ?

Pour s’exercer, il implique d’autres fonctions, puis, pour atteindre son but, il exige la présence concrète de tout ce qui constitue de l’autre, animé ou inanimé. Quand bien même serais-je aveugle, toucher m’imposera de bouger les bras, la main, ou encore de diriger mes lèvres vers l’objet de ma curiosité ou de mon désir ; je franchirai, si je l’ose, une distance. Qu’elle soit banale, intime, sacrée ou objet de propriété, son franchissement déclenchera des signaux d’alerte, car l’objet ne sera plus intact. Il portera la trace matérielle ou symbolique sur laquelle se sont fondés bien des interdits, dont celui que Didier Anzieu rappelait en ces termes : « L’interdit de toucher reste l’interdit, […] fondamental […] pour le développement de l’appareil psychique chez l’enfant [1]D. Anzieu, Une peau pour les pensées, Paris, Clancier-Guénaud,…. »

Le toucher s’est trouvé englobé dans la censure dont le corps peine à se dégager. Cela perdure, nous le remarquerons dans les subtiles disqualifications des cognitivistes qui le considèrent, avec le goût, comme un sens mineur, alors même que Jean-Pierre Changeux souligne que l’énorme taille de la main et des lèvres de l’homoncule représente « une image des points de contact de l’individu avec le monde extérieur [2]J.-P. Changeux, L’Homme neuronal, Paris, Fayard, 1991, p. 158. ». L’étude du développement du nouveau-né et des interactions précoces nous offrira un tout autre éclairage, grâce à des chercheurs comme Esther Bick, Geneviève Haag et, aujourd’hui, le Pr Bernard Golse qui s’accordent pour mettre en évidence le rôle fondamental et structurant du toucher dans la constitution de l’enveloppe individuelle, support de la peau psychique, indispensable au processus de subjectivation.

Jung n’a pas individualisé le toucher dans ses analyses de la sensation, qu’il considère comme une caractéristique essentielle de l’enfant et du primitif, source d’un puissant attachement à l’objet. Par-là, il reconnaît implicitement à la sensation, et donc au toucher, une valeur d’accès à l’inconnu de l’autre, ce qui, nous le verrons, joue un rôle essentiel dans la rencontre sexuelle et, bien sûr, dans les pathologies de la sexualité lorsque cette fonction est défaillante. Il considère également l’intuition et la sensation comme un couple d’opposés ; alors, nous soutiendrons la gageure de les faire fonctionner en synergie, surtout quand le toucher devient art de soigner et que « la main écoute le souffle », comme le dit si subtilement Bernard This [3]B. This, communication personnelle..

Touche à tout…

Dans la majorité des cas, le toucher est considéré sous l’angle actif, il évoque un acte susceptible de provoquer ou subir un contact. Cela pourrait nous faire oublier que l’ensemble de notre peau est pourvue de récepteurs sensoriels, plus ou moins denses selon les zones, et qu’elle est l’organe le plus étendu de notre corps, telle une sorte de périphérique chargé de veiller à nous informer sur tout ce qui pourrait induire gêne, danger ou… plaisir. Notre lien conscient avec l’ensemble de ces informations est très variable : certains peuvent se brûler sans trop y prêter attention, alors que d’autres pourront ressentir la qualité de l’air ou même d’une ambiance, dans les réactions de leur épiderme.

Le système sensoriel du toucher est complexe : il combine plusieurs sous-systèmes, fait appel à des neurones ou à des substances chimiques présentes dans la circulation sanguine pour transmettre des signaux d’origine cutanée, qu’il associe à des informations sur l’état d’aspects très différents du corps, comme la position des articulations et l’état de contraction des muscles quand, par exemple, les mouvements de la main et des doigts cherchent à palper un objet. Le contact s’appuie également sur des relais, et grâce à un attelage avec la kinesthésie, la vue et l’audition, il devient un outil d’exploration extrêmement performant. C’est ainsi que le bâton de l’aveugle peut transmettre la perception des formes et identifier certaines matières à partir du son qui émane de leur toucher. Ce flux d’information rencontre les traces mnésiques à partir desquelles l’expérience prendra sa signification, y compris sa coloration affective et le degré de plaisir ou de déplaisir qui lui sont associés. Jung ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait, dans les Types psychologiques : « La sensation concrète ne se présente jamais à l’état pur, elle est toujours mêlée à des représentations, des sentiments et des pensées [4]C.G. Jung, Types psychologiques, Genève, Georg & Cie, 1968,…. »

Les rapports de la vision avec le toucher peuvent également nous interroger. Comme dans la majorité des cas leur perception survient simultanément, les cognitivistes ont recherché quelle influence ou domination l’un des sens pouvait exercer sur l’autre. Georges Berkeley [5]I. Rock, La Perception, Paris, De Boeck, 2001, p. 145. a soutenu que le toucher éduque la vision, car nous identifions d’abord les objets en les agrippant, avant que la vision en spécifie la forme, la taille et la distance. Plus tard, James Gibson [6]Ibid. a cherché à créer un conflit entre vision et toucher en faisant regarder un bâton droit à travers un prisme qui en donne une image courbe. Comme au bout d’un certain temps le bâton était ressenti courbe au palper par les sujets de l’expérience, il en a conclu que le toucher serait captif de la vision.

Cette expérience pose plusieurs questions. La première concerne le choix des sujets de l’expérience : des personnalités introverties ou des enfants subiraient-ils la même influence ? La seconde pourrait s’adresser à certaines formes d’éducation qui demandent à l’enfant de renoncer très tôt à toucher et même à montrer du doigt les objets qui éveillent sa curiosité. Cela conduit à reléguer le palper à l’état de dormance au profit de la vision, perçue comme plus apte à construire des représentations, quand bien même seraient-elles faussées.

La culture du virtuel ainsi que des niveaux de technicité de plus en plus sophistiqués nous éloignent chaque jour davantage de ce sens, étayé sur des contacts physiques, tellement vitaux et fondateurs au début de la vie. Leurs défauts sont source d’un traumatisme en creux qui confronte les psychanalystes spécialistes de la toute petite enfance à une clinique du vide faisant appel à « une psychanalyse cutanée [7]B. Golse, Du corps à la pensée, Paris, PUF, 1999, p. 14. », selon les termes de Bernard Golse. C’est elle qui nous permet d’accéder à une compréhension plus fine du rôle de notre peau dans les enjeux de vie et de mort.

Les limbes du toucher

Cependant, je ne ferai qu’un bref rappel du rôle essentiel de la qualité des soins maternels donnés au bébé dans les tout premiers mois et dont la régularité permet la constitution d’une enveloppe contenante, appelée moi-peau : les travaux de Didier Anzieu sur ce thème sont aujourd’hui bien connus. Nous savons que les contacts tactiles occupent une place importante dans l’élaboration des premières enveloppes du moi, tant physique que psychique, mais la valeur des échanges se soutient de la qualité de présence qui les accompagne. Cette présence se situe en grande partie dans le regard de la mère qui donne au bain de gestes, paroles et sonorités caressantes la dimension charnelle, seule apte à établir le contact, à la fois avec le regard et le corps de son enfant.

Nous retrouvons, sous un tout autre angle, le tandem « toucher et regarder », car un regard absent, perdu dans l’imaginaire, ne saurait redevenir vivant par la volonté ou l’effort de regarder. Seul le toucher – la remise en contact avec les sensations physiques d’enveloppe corporelle – restaure l’aptitude à toucher du regard et donner aux gestes un palper sensible et incarné. Nous rejoignons à cet endroit ce qu’on pourrait appeler l’essence du toucher, l’aube du contact avec la vie, cette toute première phase qu’Esther Bick situe à un niveau biologique vital. Elle l’affirme avec force : à ce moment-là, dans les premières semaines, pour survivre, il n’y a qu’un moyen, c’est de coller et d’adhérer. Être tenu dans les bras de la mère permet d’acquérir une toute première identité, une identité adhésive, car il n’y a pas encore de second objet. Si c’est impossible, on tombe en morceaux. Elle cite le cas d’un enfant que sa mère était incapable de prendre dans les bras, elle le laissait dans son berceau, et toutes les heures environ elle venait et le touchait. « Le bébé, dit-elle, en avait obtenu assez pour une autre heure et ainsi de suite. Le seul fait de le toucher le recollait ensemble [8]M. Haag, À propos de l’œuvre et de la personne d’Esther Bick,…. » Le pouvoir de ce toucher provient de l’adhésivité, il restaure le sentiment de coller à la mère, vécu comme une protection contre le risque d’une « fin mortelle ».

Ce toucher minimal, qui maintient ensemble, et soutient la vie, ne serait-il pas celui que nous avons tous au fond de notre mémoire, celui qui apaise encore le malade en fin de vie, celui-là même que L., confrontée aux douleurs d’un cancer au stade terminal, déclarait plus apaisant que la morphine ? La similitude avec les réactions du bébé est saisissante lorsqu’elle dit, à propos de son amie ostéopathe : « Quand elle me touche, sa main me contient et la douleur s’arrête pour plusieurs heures, il n’y a que ça qui me soulage vraiment. » Toucher miraculeux qui pourrait rappeler le toucher guérisseur attribué au roi, le jour de son sacre, pour guérir les écrouelles, délégation divine rappelant le geste du Christ.

À l’opposé, le toucher est empreint de cette part d’Autre, trace du temps où nous étions collés, avec le risque de le rendre menaçant comme il l’était pour M. qui a jeté son peignoir de bain emprunté par sa sœur, en disant : « Je n’en veux plus, il t’a touchée ! » Elle rejoignait par une telle réaction, les tabous encore agissants qui créent des castes d’intouchables. On peut également envisager que les temps archaïques du toucher ont des répercussions sur la sexualité adulte, probablement issue du second niveau de sensations tactiles précoces, qui s’organise autour de ce que Frances Tustin appelle « une grappe de sensations ». Elle gravite autour du sein et concerne l’énergie avec laquelle le bébé le saisit, le palpe comme si, supposent Geneviève et Michel Haag, « ses mains cherchaient à colmater toute expérience de discontinuité entre visage et sein, entre sein et objet[9]Ibid., p. 223. ». Par la suite, une différenciation s’établit entre « les éléments tactiles, doux et continus – visage, mains, sein – et les sensations axiales plus solides, kinesthésiques et rythmiques du tètement dans la continuité langue-mamelon [10]Ibid. ». Elle est ensuite entretenue par l’auto-érotisme avec le pouce dans la bouche accompagné des mains sur le visage. Toutefois cette différenciation entre deux niveaux de plaisir – d’une part, le doux, le tactile ; d’autre part, l’activité de la langue autour du mamelon – peut tout à fait évoquer les deux composantes, parfois inconciliables de la sexualité adulte, entre caresses (mains, visage, seins) et pénétration. Toute une forme de sexualité de décharge exclut la volupté du toucher et des sensations de la peau, parfois repoussée au nom d’un refus de l’infantile ou d’une supposée dévirilisation.

Toucher pour rencontrer et comprendre

Enfin, à partir des trois et quatrième mois, le toucher va aller à la rencontre de sa dimension évolutive issue de la découverte et de l’apprentissage. Plus le bébé est mobile et plus il associe ses acquisitions kinesthésiques au plaisir de toucher, de palper les objets qu’il peut saisir. Au début, il aura tendance à les porter à sa bouche, comme lorsque toucher et goûter ne faisaient qu’un, mais très vite la mobilité de ses doigts et l’habileté de ses mains le dirigeront vers une pluralité d’expériences. Il pourra triturer, caresser, pousser, investiguer les sensations tactiles : dans leurs contraires et leurs nuances de dur, mou, chaud, froid, sec, humide et aussi velouté, râpeux, lisse, gluant, etc. L’évaluation des formes, la possibilité de jouer à les emboîter, sera aussi le point de départ d’un monde de compréhension sur lequel nous aurons l’occasion de revenir.

Une certaine condescendance attribue ces plaisirs à l’enfance et plus ou moins tôt, selon les cultures, elle divisera les activités incluant le toucher en deux pôles distincts :

  • Celui du toucher associé aux soins du corps et à l’expression des émotions et des sentiments ; il évoluera avec l’âge pour rejoindre, à l’adolescence, celui qui sépare vie intime et contacts sociaux.
  • Le toucher de l’habileté manuelle sera recherché dans certaines professions qui apprécieront souvent davantage la précision des gestes que la qualité du toucher plus indéfinissable. Ce dernier sera surtout reconnu et admiré chez les musiciens dont la subtilité de la touche rejoint l’art d’interpréter une œuvre, mais sa place dans les apprentissages semble aujourd’hui trop souvent reléguée.

Au fur et à mesure que l’enfant découvre les multiples possibilités que lui offre la mobilité – le plaisir de bouger et d’entrer en contact avec tout ce qui sollicite sa curiosité –, ses besoins de réassurance diminuent. Câlins et caresses se raréfient quand l’autonomie gagne du terrain, alors que dans le même temps, le toucher agressif – mordre, griffer, pousser, etc. – se creuse une place plus ou moins bien régulée. Chaque famille possède un climat de communication où chaleur et authenticité sont très variables ; véritable imprégnation issue du mimétisme de la toute petite enfance, il nous agit dans nos gestes les plus infimes et, à défaut de prise de conscience, n’a d’autre devenir que la répétition. Les mains et les gestes occupent une part importante du langage du corps ; ils traduisent notre relation inconsciente avec les émotions, le corps de l’autre, les animaux et les objets ; aussi les modalités de nos prises de contact révéleront-elles le degré d’intégration de nos pulsions et nos refoulements. Peurs, pudeur, emprise, contrôle ou négation de la distance intime s’infiltrent dans les touchers dits sociaux, la manière de saisir les objets ou de toucher son propre corps.

Pour échapper aux réactions archaïques comme celles que nous avons évoquées, l’éducation en codifie la gestion en créant de nombreux rituels de contact qui définissent le type de toucher correspondant aux degrés de familiarité, aux niveaux sociaux, aux exigences culturelles et religieuses. Ils fonctionnent comme un signe de reconnaissance, un témoignage de chaleur ou de distance dans la relation, ou manifestent un pacte de non-agression. Il n’est pas exclu que cela soit l’objet de négociations intimes ; ainsi, lors des rencontres, un regard, une inclinaison du corps, une parole signent l’évitement du toucher, chaque fois qu’il est préférable de ne pas s’impliquer en donnant accès à un savoir subjectif sur notre état intérieur. L’évitement peut également recourir à l’artifice sous forme de décalages, de défauts d’authenticité tels la raideur des bras tendus qui saisissent les épaules de celui ou celle que l’on prétend embrasser : ils sont toujours ressentis physiquement, même si la conscience en écarte la perception. Notre intuition est peuplée de ce type de souvenirs qui s’expriment parfois comme dans les propos de J., qui disait : « Ce collègue, je ne le sens pas », en se frottant les extrémités des doigts l’une contre l’autre. Ce geste réveillait les sensations du toucher fin pour traduire concrètement comment toucher peut signifier appréhender au point d’accéder aux subtilités du monde de l’autre. Ce potentiel d’accès à une forme de connaissance a cependant connu des fortunes variées.

Le rôle du toucher dans les apprentissages a été beaucoup déconsidéré pour privilégier l’observation et la recherche du mot juste ; au point de dire à l’enfant qui explore son environnement de « toucher avec les yeux ». Il est vrai que, quand le toucher se résume à un clic pour accéder au « chat », on ne peut qu’oublier qu’en d’autres temps Jean Riola le fils suggérait d’avoir des « mains oculaires [11]J. Riola le fils, Manuel anatomique et pathologique, Paris,… » pour apprendre l’anatomie. Ce systématisme tend à évoluer puisqu’une étude faite en 2002 par le laboratoire Cognition et développement du CNRS a montré que toucher les lettres favorise l’apprentissage de la lecture. Une méthode associant vision, audition et toucher est plus efficace que celle qui se limite à associer l’audition à la vision.

Une autre expérience effectuée par Robert Gourhant et Yves Braccini, professeurs de génie et construction mécaniques, réhabilite le toucher dans un enseignement aussi complexe que celui des liaisons mécaniques. Ils avaient constaté que leurs élèves avaient de plus en plus de difficultés à se représenter « une forme, un mouvement, une force, un moment, une sollicitation dans les trois dimensions de l’espace [12]Revue Technologie, no 134, novembre-décembre 2004, p. 47. » avec une difficulté supplémentaire pour établir la relation entre un phénomène et la cause qui l’a provoquée. Ils ont alors fait l’hypothèse que « la difficulté de conceptualisation des élèves [venait] du fait que nous ne faisons pas suffisamment le lien entre les concepts et les perceptions du corps, entre le modèle théorique des liaisons des actions mécaniques et les perceptions visuelles et tactiles [13]Ibid., p. 49. ». Cela les a conduits à inventer des maquettes didactiques sensorielles qui ont été récompensées par un prix [14]Le CIREC d’or 2002, au Concours international de recherches…. Sans détailler la diversité des liaisons mécaniques que ces maquettes permettent de comprendre, on peut retenir qu’un « élève moteur » saisit une poignée munie de picots, exerce des actions mécaniques ou des déplacements, et, dans le même temps, un « élève récepteur » recueille les perceptions tactiles de l’action mécanique transmise par la liaison. L’association des sensations à la vision de l’expérience constitue pour les élèves qui en bénéficient une étape intermédiaire vers la construction d’une représentation mentale.

Par la suite, une étude a permis de conclure qu’avec l’utilisation de ces maquettes sensorielles l’apprentissage était immédiat et bien ancré, ce qui est en contradiction avec la conviction de Didier Anzieu pour qui l’interdit du toucher était « structurant de la troisième dimension, celle de l’espace, de l’acquisition de la profondeur [15]D. Anzieu, Une peau pour les pensées, op. cit., p. 84. ». Avec cette limite, il entendait fermer la porte au maternage interminable et, certainement davantage, à la séduction sexuelle toujours plus ou moins latente dans le toucher entre adultes, car sa forme ou sa qualité risque toujours de trahir ce que les mots voudraient taire.

Et ils se sont connus…

Nanti de la diversité des expériences de l’enfance et du début de l’adolescence, elles-mêmes refoulées et oubliées pour la plupart, le toucher rencontre avec la sexualité son espace de confrontation et les chances de son épanouissement ; c’est, en quelque sorte, l’épreuve de vérité qui exigera de lui de nouvelles différenciations. Le toucher sexuel comporte deux types de toucher :

  • Le premier, celui de l’exploration manuelle et du contact entre de larges surfaces de peau, est semblable à celui du contact entre la mère et l’enfant.
  • Le second est un contact dirigé vers les zones sexuelles ; il suppose que ces zones aient été suffisamment érotisées et investies génitalement pour favoriser la rencontre sexuelle, puis la résolution de la tension du désir dans l’orgasme.

Le choix du partenaire et la qualité de la vie sexuelle apposeront leur signature sur l’histoire individuelle de la période précédente, en fonction de l’espace de découverte de soi et de l’autre qui s’ouvrira. L’impératif de la transmission de la vie a probablement insufflé au toucher, associé cette fois à l’odorat, des aptitudes de sélection dans le choix d’un partenaire le plus adéquat possible, ce qui fait dire de certaines amours que nous les avons dans la peau, mais peut aussi conduire à vivre des frustrations inconsciemment consenties. La puissance de l’énergie sexuelle, trop souvent associée aux rapports de force et à la domination, a nécessité des garde-fous, des règles destinées à protéger la filiation, l’enfant et les plus faibles. Cette question est historiquement et sociologiquement très vaste ; nous n’en retiendrons ici que ce qui participe à notre réflexion sur la place du toucher dans la vie sexuelle, ses pathologies, ses transgressions et les thérapies qui le concernent.

Le contact en partage

Le pivot du toucher sexuel est le consentement ; il n’exclut pas la surprise, mais exige une adéquation de désir, de relation, d’âge et de lieu. Les jeux sexuels viseront à faire coïncider les désirs, tandis que les transgressions franchiront une zone intermédiaire située entre érotisme et perversions avec pour extrêmes l’abus et le crime. Les zones corporelles qui entrent en contact peuvent se définir selon un degré croissant d’intensité de relation. Le contact main/peau, restreint à la main ou à l’épaule, se situe dans le champ des relations cordiales et sociales ; au-delà, il glisse vers le trouble sexuel, sauf s’il s’agit d’une situation thérapeutique qui en définit la forme. Le contact bouche/peau nous conduit vers l’affectivité et l’expression des sentiments, tandis que le contact bouche contre bouche situe la limite entre les relations d’affection et les relations à connotation sexuelle, avec une exception pour certaines sociétés qui l’assimilent à un salut. Enfin, le contact bouche/sexe et sexe/sexe participe pleinement à la relation sexuelle.

Nous rêvons probablement tous de connaître l’extase grâce à des touchers qui nous révéleraient à nous-mêmes en éveillant des zones de plaisir intenses encore inconnues. Aucun manuel ne pourra jamais en enseigner la pratique, car les jeux sexuels font éprouver des sensations et des émotions dont l’étendue est imprévisible et largement inconnue à celui qui touche. Le plaisir est suspendu à une sensation – intuition qui guidera pauses et variations entre caresses, baisers, mordillements, douceur et même flirt avec le seuil de la douleur – mais il dépend plus encore de la capacité de sentir, de répondre, d’être présent à l’autre dans la réciprocité des contacts. Il y va d’un épanouissement et d’une évolution possible tout au long de la vie, comme d’épreuves susceptibles de mettre à nu l’absence de réactions, le dégoût ou même la douleur. Les pires malentendus mettront en présence une recherche d’affection sécurisante face à une demande de satisfaction sexuelle impérative, une insensibilité provoquée par les failles de l’enfance ou les abus face aux performances narcissiques de l’idéal sexuel. Dans ces situations, les caresses peuvent chatouiller ou finir par devenir douloureuses à tel point que la sexologie utilise le terme d’« allodynie » pour qualifier les attouchements perçus comme des douleurs brûlantes.

Comment le toucher devient-il caresse ? La question est tellement indéfiniment actuelle que les pages consacrées par Jean-Paul Sartre à cette interrogation semblent demeurer une référence en dépit de leur caractère volontariste. « Je me fais chair, dit-il, pour m’approprier la chair d’autrui [16]J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 2003,…. » Cette tentative de le faire exister en pure chair donnerait à la caresse une fonction d’appropriation du corps de l’autre. « Elle est façonnement », écrit-il encore, « la caresse fait naître autrui comme chair pour moi et pour lui-même[17]Ibid. ». Sans cela, les caresses ne seraient que frôlement en surface. Le mystère réside probablement dans les conditions qui transforment un frôlement en surface en une caresse qui « permet de réaliser l’incarnation de l’autre en (découvrant) sa propre incarnation [18]Ibid. ». Cela implique-t-il inéluctablement une appropriation ? J’y opposerai l’occurrence d’un ajustement qui réveillerait une volupté inscrite et donnerait le sentiment d’être pleinement rencontré.

Cela ne se produit jamais quand la perversion met le toucher sous emprise ; loin d’éveiller la chair, il l’utilise pour réaliser des scenarii inspirés par les fantasmes. Le partenaire peut être consentant, éprouver du plaisir, il participera à une tension érotique et ne communiquera pas au travers du toucher. Dans les rituels sadomasochistes, la relation domination/soumission est indissociable et souvent plus importante que les douleurs provoquées par les flagellations, blessures, enserrement, etc. Leur caractère répétitif et stéréotypé érode progressivement l’intensité des sensations, ce qui entraîne inévitablement une augmentation des souffrances imposées. À ce stade, la notion même de toucher a déjà perdu toute signification et la douleur sa fonction de signal.

Elle a été touchée

Telle un fruit qui risque de dépérir, la personne dite « touchée » a subi des contacts qui ont porté atteinte à son intégrité. Le cadre et la relation déterminent à la fois le type des touchers acceptables et l’interprétation des sensations ressenties. Lorsque des attouchements ou des abus sexuels se produisent en l’absence de violences physiques, le contact est dérobé ou imposé, il agit dans l’équivoque en associant une sensation sexuelle plus ou moins agréable, voire inconnue à une situation qui le rend, a minima, trouble et le plus souvent sidérant. Ainsi en est-il du geste médical qui dévie, des soins de toilette ou des chatouillements déplacés, des intromissions pratiquées sous prétexte d’hygiène. La victime est privée de références pour interpréter ce qu’elle éprouve, elle le sera encore davantage, si l’immaturité de son bas âge est confrontée à une tension des zones sexuelles, incompréhensible et privée de toutes possibilités d’apaisement. Dans ces abus, la chair est vécue comme fouillée, souillée, et seul le rejet du corps propre permet de sauvegarder un peu d’intégrité ; il s’y ajoute le désespoir et le sentiment d’impuissance dans les cas où la violence physique est intervenue.

Ces touchers délictueux ou criminels laissent des empreintes gravement dommageables : ils désorganisent également l’ensemble des perceptions. Très souvent frappés d’amnésie, ils ressurgissent sous forme de symptômes et aussi dans les rêves, de manière fragmentaire. On observe, par exemple, des sensations incongrues associées à des situations apparemment banales transformées en cauchemars plus ou moins répétitifs.

Le cas de F… était très spectaculaire, puisque, après avoir rêvé d’un dessus de lit dont le dessin était terrorisant, elle a développé sur tout le pourtour de la bouche un herpès très sévère qui a duré plusieurs semaines. Les personnes qui ont subi des viols ont un long chemin à parcourir avant que s’ouvre pour elles la possibilité d’être émues par le toucher. Sur cette route, les différentes thérapies ayant le toucher pour médiateur seront d’un grand secours car elles offrent la possibilité de le réconcilier avec le tact qui apprivoise et permet de percevoir dans quelles limites un contact bienfaisant est supportable. Ces thérapies ne sont évidemment pas exclusivement destinées aux victimes de violences sexuelles, mais à travers elles nous pourrons entrevoir le toucher dans son ultime avatar.

Le toucher entre art et transcendance

« Avatar » est entendu cette fois dans son sens premier, celui du sanscrit qui signifie « l’incarnation d’un dieu sur terre ». Sans tomber dans la grandiloquence ni esquiver la difficulté de traduire l’indicible, on peut percevoir, dans l’art de certains doigtés, une aptitude à capter l’impalpable. C’est un paradoxe auquel Jung s’est confronté en reconnaissant aux mains une compétence pour déchiffrer « une énigme avec laquelle l’intellect se débat en vain[19]C.G. Jung, L’Âme et le soi, Paris, Albin Michel, 1990, p. 172. ». Dans ce cas, la main participe à la construction du sens en donnant forme à des contenus de rêves encore trop vagues. Cette réceptivité ne se rencontre-t-elle pas de temps à autre, chez l’ostéopathe, le masseur, le praticien du shiatsu, etc., chaque fois qu’ils ne font qu’un avec leurs « mains qui questionnent la peau, les muscles, qui écoutent et renvoient leur réponse apaisante, structurante[20]N. Grafeille, M. Bonierbale, M. Chevret-Masson, Les Cinq sens… » dans un toucher qui redonne vie au corps ?

Comment décrire cette intuition tellement subtile qu’elle ne se perçoit que dans l’émerveillement de celui qui en ressent le bienfait ou en découvre l’art ? Certains diront, comme Bernard This, que la main écoute ; d’autres, telle Murielle Gagnebin, évoqueront la main qui pense, celle qui « obéit au tact le plus souverain [21]M. Gagnebin, L’Authenticité du faux, Paris, PUF, 2004, p. 146. … » perceptible dans le pinceau du calligraphe et qui la bouleverse dans l’œuvre de Georgio Morandi. Pour elle, tout ce qui, dans cette peinture, voile l’anecdote et fait apparaître le signe est le fruit d’un contre-investissement gigantesque qui a permis à des modulations d’autoconservation de faire contrepoids à l’énergie du pulsionnel dans un processus de sublimation. Ce regard savant porté sur le génie de Georgio Morandi nous dirige vers une interrogation plus modeste à propos de ce qui permet d’accéder à une forme de connaissance par le toucher. Certaines cultures favorisent cette écoute particulière dans des traditions de massage, comme il en existe dans les médecines ayurvédiques notamment. Des écoles d’ostéopathie crânienne y consacrent une grande part de leur enseignement. Mais tout cela reste spécifique et nous pouvons souhaiter enrichir notre sensibilité au tact sans pour autant entreprendre des études.

Là encore, ceux qui souffrent d’une véritable anesthésie, consécutive à des carences sévères dans l’enfance ou à des violences, ne pourront pas réanimer la réceptivité de leur peau par le simple effet de la décision ou de la volonté. Des thérapies d’éveil, des soins, de la thalassothérapie, des enveloppements, des massages et une longue patience seront indispensables à la restauration de leur sensation d’enveloppe à partir de laquelle ces personnes blessées toléreront sans se crisper des éprouvés de contact. En fait, le toucher, comme le goût, ou l’oreille peuvent s’affiner et s’éduquer à la perception de nuances qui s’associent, de références en références, jusqu’à créer des configurations chargées de sens. Il s’agit bien d’une forme d’écoute de ce qui palpite, se réchauffe ou se refroidit, se tend en surface ou en profondeur, répond ou fuit un palper sollicitant, offre une souplesse inattendue ou interpose une sudation, etc. Tout ce langage s’adresse à notre sensibilité corporelle, il est en attente d’accueil et de réponses tactiles ou… parlées. Il ne les trouvera qu’auprès d’un autre, suffisamment dégagé de ses pulsions d’emprise et de ses appétits, prêt à vivre ce supplément d’incarnation qu’apporte la réciprocité d’un toucher grâce auquel se révèlent des parts inconnues de notre être. Lors de la relation sexuelle, le dialogue sensoriel se situe dans le registre érotique, il met en contact des parties du corps qui n’ont pas la même subtilité que la main, il module l’enlacement dans la recherche d’un plaisir réciproque. Aussi nécessite-t-il que la puissance du désir renonce à faire cavalier seul pour que la sensation du corps de l’autre reste habitée de sa présence. Les échanges érotiques y puiseront alors l’intensité de leur intimité pour aller vers une jouissance qui marque la mémoire.

Toucher juste

Chaque fois que tact et contact en retour acquièrent la justesse d’une note chantée au plus juste, le toucher devient une création : cela lui donne un caractère d’unicité, vécue comme un avènement. En contrepartie, ces expériences résistent à toute tentative d’appropriation, qu’elle ait la forme d’une répétition ou d’une théorisation d’un savoir-faire. Elles ne sont pas reproductibles selon le terme cher aux « évaluationnistes ». Leur renouvellement est suspendu à une confiance qui se nourrit de la mémoire sensorielle des expériences déjà vécues, et accepte de se laisser guider par les intuitions que le toucher lui inspire.

Notes

  • [1] D. Anzieu, Une peau pour les pensées, Paris, Clancier-Guénaud, 1986, p. 82.
  • [2] J.-P. Changeux, L’Homme neuronal, Paris, Fayard, 1991, p. 158.
  • [3] B. This, communication personnelle.
  • [4] C.G. Jung, Types psychologiques, Genève, Georg & Cie, 1968, p. 463.
  • [5] I. Rock, La Perception, Paris, De Boeck, 2001, p. 145.
  • [6] Ibid.
  • [7] B. Golse, Du corps à la pensée, Paris, PUF, 1999, p. 14.
  • [8] M. Haag, À propos de l’œuvre et de la personne d’Esther Bick, vol. 1, Paris, Autoédition, 2002, p. 191.
  • [9] Ibid., p. 223.
  • [10] Ibid.
  • [11] J. Riola le fils, Manuel anatomique et pathologique, Paris, 1653.
  • [12] Revue Technologie, n134, novembre-décembre 2004, p. 47.
  • [13] Ibid., p. 49.
  • [14] Le CIREC d’or 2002, au Concours international de recherches éducatives et de créations.
  • [15] D. Anzieu, Une peau pour les pensées, op. cit., p. 84.
  • [16] J.-P. Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Gallimard, 2003, p. 429.
  • [17] Ibid.
  • [18] Ibid.
  • [19] C.G. Jung, L’Âme et le soi, Paris, Albin Michel, 1990, p. 172.
  • [20] N. Grafeille, M. Bonierbale, M. Chevret-Masson, Les Cinq sens et l’amour, Paris, Robert Laffont, 1983, p. 201.
  • [21] M. Gagnebin, L’Authenticité du faux, Paris, PUF, 2004, p. 146.
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