Comment les cellules détectent-elles le contact et la pression mécanique pour ensuite transmettre la perception tactile vers le cerveau ? Après des décennies d’interrogation, les chercheurs ont découvert quelques-unes des protéines à la clé de ce processus.
Implanté dans la membrane cellulaire, l’assemblage de trois protéines évoquant les pales d’une hélice constitue un canal ionique mécanosensible nommé Piezo1.
David S. Goodsell / RCSB PDB (pdb101.rcsb.org/motm/223) / CC-BY-4.0
La jeune fille s’efforçait de garder bras et mains immobiles, mais ses doigts se tortillaient en tous sens. Si elle fermait les yeux, c’était encore pire. Ce n’est pas qu’elle manquait de force pour les maîtriser, non : elle n’avait pas vraiment de contrôle fin sur ses membres.
Carsten Bönnemann se souvient d’avoir examiné cette adolescente dans un hôpital de Calgary, au Canada, en 2013. En tant que pédiatre neurologue à l’Institut national américain des troubles neurologiques et des accidents vasculaires cérébraux, à Bethesda dans le Maryland, il voyageait souvent pour s’occuper de cas déroutants. Mais cette fois, il dut reconnaître qu’il n’avait jamais rien vu de tel.
Si la jeune fille ne regardait pas ses membres, elle semblait dépourvue de toute indication sur leur position. Il lui manquait le sens de la disposition de son corps dans l’espace, une aptitude cruciale nommée « proprioception ». « C’est quelque chose qui lui est totalement étranger », précise Carsten Bönnemann.
En 2016, son équipe a séquencé le génome de l’adolescente et celui d’une autre jeune fille présentant des symptômes similaires, et a identifié des mutations dans un gène noté Piezo2. Par une heureuse coïncidence, quelques années plus tôt, en 2010, l’équipe d’Ardem Patapoutian, de l’institut de recherche Scripps à La Jolla, avait identifié la fonction de ce gène. Alors qu’ils cherchaient à déterminer par quels mécanismes les cellules sentent le toucher, ces chercheurs avaient démontré que le gène en question codait une protéine sensible à la pression physique.
Les protéines Piezo, des canaux ioniques mécanosensibles
La découverte de cette protéine, Piezo2, et d’une autre apparentée, Piezo1, a été l’apogée de plusieurs décennies de recherche sur les mécanismes qui contrôlent le sens du toucher. Les Piezo sont des canaux ioniques – c’est-à-dire des pores dans la membrane cellulaire qui permettent le passage des ions – sensibles à une tension mécanique. « Nous avons beaucoup appris sur la façon dont les cellules communiquent, et c’est presque toujours par signalisation chimique, explique Ardem Patapoutian. Ce dont on est en train de s’apercevoir aujourd’hui, c’est que la sensation mécanique d’une force physique est aussi un mécanisme de signalisation. Et pour l’heure, on en sait très peu à ce sujet. »
Le toucher contribue au fonctionnement de presque tous les types de tissus et de cellules, précise Ardem Patapoutian. Les organismes interprètent les forces pour comprendre leur monde, que ce soit pour apprécier une caresse ou éviter un stimulus douloureux. Dans le corps, les cellules perçoivent le sang circuler, l’air gonfler les poumons, l’estomac ou la vessie se remplir. De même, l’audition fait intervenir des cellules de l’oreille interne qui détectent la pression des ondes sonores.
Au cours de la dernière décennie, les études sur les canaux Piezo et d’autres canaux ioniques mécanosensibles se sont multipliées. Plus de 300 articles scientifiques ont été publiés sur les seuls Piezo depuis trois ans. L’une des questions soulevées est de savoir comment ces protéines, situées dans la membrane cellulaire, détectent les forces et y réagissent. Grâce à la cryomicroscopie électronique [qui consiste à congeler à très basse température des tissus biologiques pour pouvoir les observer avec un microscope électronique de fort grossissement, ndlr], les scientifiques ont progressé dans l’élucidation de la structure – quelque peu intrigante – de ces canaux Piezo, qui apparaissent ainsi formés de trois pales, comme une hélice ; mais à ce jour, on ignore encore le mécanisme d’action précis de ces pores.
Trois vues, sous des angles différents, de la structure tridimensionnelle du canal ionique Piezo2, un autre canal ionique mécanosensible.
© L. Wang et al./RCSB PDB (doi: 10.2210/pdb6kg7/pdb)
Les chercheurs découvrent également que les Piezo participent à d’autres fonctions que le toucher et la proprioception. Par exemple, ils aideraient à expliquer pourquoi certaines personnes sont résistantes au paludisme, et peut-être même pourquoi les cosmonautes perdent de la densité osseuse en orbite. Et déjà, les scientifiques cherchent à cibler ces protéines sensibles aux forces avec des médicaments, pour traiter, par exemple, la douleur chronique. « On savait depuis longtemps que les cellules faisaient cela [à savoir détecter les forces et les pressions, ndlr], mais nous n’avions aucune idée de la façon dont elles s’y prenaient », précise Miriam Goodman, physiologiste sensorielle à l’université Stanford, en Californie. « Les Piezo ont vraiment tout changé. »
Le toucher a longtemps été un sens complexe… D’autres aptitudes sensorielles, comme la vue et le goût, sont beaucoup mieux comprises, explique Ardem Patapoutian : les photons qui atteignent l’œil ou les molécules qui s’infiltrent dans le nez et sur la langue activent tous des récepteurs de la même famille. Ces derniers déclenchent alors l’ouverture de canaux ioniques dans les membranes cellulaires et permettent ainsi à des ions positifs d’entrer dans les cellules. Ce qui les dépolarise, convertissant le stimulus en un signal électrique que le cerveau décode et interprète.
Le gène Piezo1, identifié en 2009
Les scientifiques soupçonnaient que pour le toucher, la proprioception et l’audition, il devait exister une protéine agissant à la fois comme capteur de force et comme canal ionique, car pour l’ouïe par exemple, la signalisation [la conversion du stimulus en signal électrique, ndlr] se fait rapidement, en quelques microsecondes. Mais l’identité de ces protéines à la fois canaux et capteurs est longtemps restée mystérieuse, du moins chez les mammifères. En effet, les chercheurs avaient seulement trouvé quelques canaux mécanosensibles chez les bactéries, les drosophiles (ou mouches à vinaigre) et les vers nématodes.
Ardem Patapoutian et son collègue Bertrand Coste ont alors élaboré un plan. Ils allaient mener leur recherche sur un type de cellules de souris dont ils savaient qu’elles étaient capables de transformer un très léger contact de la pointe d’une pipette en un courant électrique détectable. Bertrand Coste allait inactiver les uns après les autres les gènes dont il suspectait qu’ils pouvaient coder des canaux ioniques, un à un dans chaque lot de cellules, afin de rechercher le lot qui aurait soudainement perdu sa sensibilité au toucher. Confiant, il commença ainsi ses expériences, pensant qu’il lui faudrait quelques mois, au mieux des semaines, pour obtenir un résultat.
En réalité, cela lui a pris une bonne partie de l’année. Peu avant la fin de 2009, il observa quelque chose – ou plutôt, il ne vit plus rien : alors qu’il piquait un lot de cellules avec sa pipette, elles ne réagirent pas. Le chercheur pensa qu’il avait dû éliminer un canal sensible aux forces. « C’était une très belle journée », se souvient Bertrand Coste, aujourd’hui chercheur du CNRS à Marseille. Avec Ardem Patapoutian, il nomma alors le gène de souris correspondant Piezo1, du mot grec signifiant « pression », et a rapidement identifié le Piezo2. Plus tard, en 2014, l’équipe a ensuite directement relié le Piezo2 à la sensation de toucher dans les neurones sensoriels et les cellules de peau des souris.
De très grosses protéines
Les chercheurs étaient alors très enthousiastes, se souvient Miriam Goodman, notamment parce que les protéines Piezo codées par ces gènes étaient très grosses et très complexes. Composée de plus de 2 500 acides aminés et pesant 300 kilodaltons, la structure de Piezo1 traverse la membrane cellulaire 38 fois : un record ! En comparaison, les protéines des mammifères contiennent en général jusqu’à 500 acides aminés.
Malheureusement, cette taille gigantesque a empêché les chercheurs de répondre à des questions essentielles : comment ces canaux ioniques perçoivent-ils les forces et pressions ? Comment s’ouvrent-ils et se ferment-ils ? La structure d’une protéine aide beaucoup à répondre à ce genre de questions, explique le biophysicien Roderick MacKinnon, de l’université Rockefeller à New York. « Nous ne savons rien tant que nous ne l’avons pas vraiment visualisée. »
En effet, les techniques d’analyse de la structure des molécules, telles que la cristallographie aux rayons X et la spectroscopie de résonance magnétique nucléaire, ne sont pas bien adaptées aux protéines complexes et de grande taille, explique le neuroscientifique Bailong Xiao, de l’université Tsinghua de Pékin, ancien postdoctorant au laboratoire d’Ardem Patapoutian. Heureusement, à ce moment-là, quand Bailong Xiao installait son laboratoire en 2013, une autre méthode permettant d’obtenir des structures en haute résolution se développait : la cryomicroscopie électronique.
Son équipe a donc utilisé cette technique pour proposer, en 2015, les premières images de la structure tridimensionnelle de Piezo1. Depuis, les groupes de Bailong Xiao, Roderick MacKinnon et Ardem Patapoutian ont présenté d’autres versions en plus haute résolution de la protéine.
Comme les trois pales d’une hélice
En septembre 2019, Bailong Xiao a poursuivi ses analyses avec une image de Piezo2, similaire à celle de Piezo1 par sa taille et par sa forme. À ce jour, cette image donne la vue la plus nette des extrémités des trois pales du complexe protéique, qui bougent et sont donc difficiles à visualiser. Les images sont saisissantes. Trois protéines Piezo s’associent en un complexe trimère qui traverse la membrane plasmique de la cellule . À partir du pore central, trois bras s’échappent ainsi en spirale, comme les pales d’une hélice. Ils s’incurvent vers le haut et l’extérieur, créant un profond sillon à la surface de la cellule.
Ardem Patapoutian et Bailong Xiao pensent que lorsqu’une force s’exerce sur la membrane, les pales déplacent des poutrelles protéiques à l’intérieur du canal, ce qui, d’une certaine façon, ouvre le pore. Pour Roderick MacKinnon, la façon inhabituelle dont les pales des Piezo plissent la membrane suggère un mécanisme distinct : si une poussée ou une traction augmente la tension de la membrane, le canal incurvé s’aplatirait, ce qui ouvrirait le pore.
Des capteurs cellulaires de forces mécaniques
Les cellules présentent dans leur membrane des protéines spécialisées qui leur permettent de détecter les forces et les pressions. Les protéines Piezo sont parmi les mieux caractérisées chez les mammifères : elles forment des canaux qui transportent les ions de part et d’autre de la membrane cellulaire. Les chercheurs tentent de déterminer comment ces canaux s’ouvrent et se ferment.
Les images de canaux fermés révèlent qu’ils sont construits à partir de trois protéines Piezo, chacune apportant une pale et une poutrelle disposées autour d’un pore central. Le canal plisse la membrane dans laquelle il se trouve, formant ainsi une petite butte.
Il n’existe pas d’images de canaux Piezo ouverts, mais les chercheurs ont quelques hypothèses sur la façon dont ils pourraient s’ouvrir. Les pales incurvées s’aplatiraient pour ouvrir le pore, ou une force déplacerait les pales, agissant d’une manière ou d’une autre sur les poutrelles pour ouvrir le canal.
La rotation des pales aurait pour conséquence l’ouverture du canal. Certaines études suggèrent que chaque pale peut bouger indépendamment.
Ces hypothèses ne peuvent pas encore être vérifiées, car les chercheurs n’ont pour l’instant pu étudier que des protéines Piezo isolées, extraites de leur membrane et ayant donc une conformation fermée. Enregistrer une image d’un Piezo intégré à une membrane et en conformation ouverte devrait aider les scientifiques à en comprendre ses secrets. « Nous voulons le voir dans son environnement naturel », explique Ardem Patapoutian.
Plusieurs équipes essaient donc d’obtenir l’image d’un Piezo ouvert. Le groupe d’Ardem Patapoutian utilise un composé qui active le Piezo1 et qu’il a nommé Yoda1, d’après le surnom du maître Jedi dans la saga Star Wars. Patapoutian espère qu’avec la présence de Yoda1, Piezo1 pourrait s’ouvrir le temps d’une « photographie ». Il s’intéresse également à l’insertion des protéines Piezo dans des membranes artificielles appelées « nanodisques », ce qui permettrait de stabiliser la conformation ouverte. Bailong Xiao, lui, utilise toujours la cryomicroscopie électronique pour visualiser l’échantillon sous différents angles d’inclinaison, ce qui permettrait de clarifier la structure des Piezo, que ce soit dans des membranes naturelles ou artificielles.
Des fonctions diverses dans l’organisme
Parallèlement à ces études structurales, les scientifiques découvrent que les protéines Piezo jouent des rôles variés dans l’organisme. En 2014, le neuroscientifique Alex Chesler a rejoint le Centre américain pour la santé intégrative et complémentaire, à Bethesda. Inspiré par la découverte de Bertrand Coste, il créa alors des souris dépourvues de protéines Piezo2 pour étudier leur rôle dans le toucher. Puis, un jour, il reçut un courriel de Carsten Bönnemann, qui travaillait dans le même bâtiment que lui, à propos des jeunes filles qui ont perdu le sens de la proprioception.
Alex Chesler monta directement au bureau de Carsten Bönnemann. Haletant, il annonça : « Vous n’avez pas idée de ce que vous avez sous les yeux ! » Alex Chesler ne pouvait évidemment pas demander à ses souris dépourvues de Piezo2 ce qu’elles ressentaient, ou plutôt ne ressentaient pas, mais il pouvait interroger les gens…
Lui et Carsten Bönnemann invitèrent alors les jeunes filles à venir à Bethesda pour que leur état soit évalué plus en détail. Les deux adolescentes compensaient remarquablement bien leur handicap, en utilisant la vue pour réussir à marcher sur une ligne représentée au sol ou pour toucher une cible du doigt. Mais les yeux bandés, elles étaient complètement perdues. De même, elles sentaient les vibrations d’un diapason contre leur peau, car elles pouvaient l’entendre. Alors qu’en portant des casques antibruit, elles ne les remarquaient pas du tout.
Coordination des mouvements et douleurs chroniques
Ardem Patapoutian a observé le même phénomène chez des souris : sans protéine Piezo2 dans les nerfs qui innervent les muscles et les tendons, les rongeurs souffrent d’un trouble de la proprioception et n’arrivent pas à coordonner leurs mouvements. Son équipe a également montré que les Piezo2 interviennent dans les neurones sensibles à la douleur, notamment dans les cas d’allodynie, un type de sensations douloureuses dans lesquelles même une légère caresse donne l’impression d’être piqué par des aiguilles. Certaines personnes atteintes de douleurs neuropathiques souffrent d’une telle hypersensibilité en permanence.
Les souris aussi présentent une forme d’allodynie lorsqu’on leur injecte de la capsaïcine, la molécule des piments forts, ou après une lésion nerveuse… sauf s’il leur manque le gène Piezo2 ! D’ailleurs, en 2018, Alex Chesler et Carsten Bönnemann ont également constaté des changements similaires dans la perception de la douleur chez les personnes présentant des mutations de Piezo2.
« La douleur chronique a un effet très néfaste et insupportable », explique Swetha Murthy, qui a dirigé l’une des études sur l’allodynie quand elle était postdoctorante dans l’équipe d’Ardem Patapoutian. « Je pense que nous pouvons commencer à identifier des cibles médicamenteuses pour le Piezo2 dans ces cas de neuropathies. » Ainsi, Ardem Patapoutian et Alex Chesler sont tous deux à la recherche de molécules qui bloqueraient l’activité des Piezo2 au niveau d’un site douloureux, sans interférer avec les autres rôles des protéines dans l’organisme. « Il existe un énorme potentiel pour la découverte de médicaments qui cibleraient les canaux Piezo », déclare Bailong Xiao.
Des Africains résistants au paludisme
Il n’y a pas que les neurones qui ont besoin de ressentir le toucher et la pression ; presque toutes les cellules sont soumises à des forces. Prenez les globules rouges (ou hématies) par exemple, qui se déforment pour se déplacer dans de minuscules capillaires sanguins. Les mutations provoquant une hyperactivaction de Piezo1 engendrent un « ratatinage » de ces cellules sanguines, ce qui est à l’origine d’une anémie chez les personnes atteintes d’une maladie rare appelée « stomatocytose héréditaire avec hématies déshydratées » (DHS).
Ces cellules sanguines « ratatinées » rappellent à Ardem Patapoutian celles que l’on retrouve dans la drépanocytose. En effet, la mutation du gène de la drépanocytose a persisté chez de nombreuses personnes d’origine africaine, car elle protège contre le paludisme. Dès lors, le chercheur se demande si des mutations de Piezo1 feraient de même… Si tel est le cas, le taux de ces mutations devrait être relativement élevé chez les individus d’origine africaine.
En 2018, des analyses de grandes bases de données ont validé cette hypothèse : en fait, un variant particulier de Piezo1 existe chez un tiers des personnes ayant une ascendance africaine. Et en 2019, l’équipe d’Elizabeth Egan, de l’université Stanford, a confirmé que les individus portant cette mutation de Piezo1 résistent mieux au paludisme.
Des os solides
Selon l’équipe de Bailong Xiao, les protéines Piezo1 participent également à la formation et à l’entretien des os. Lorsque son équipe a « éteint » le gène Piezo1 dans des ostéoblastes de souris – les cellules qui fabriquent les os –, les rongeurs ont grandi en étant plus petits et plus maigres que la normale. Les os longs supportant le poids de leur corps étaient plus légers, plus minces et plus fragiles que ceux des souris témoins.
De plus, en 2019, les chercheurs de l’équipe de Bailong Xiao ont montré que des rongeurs normaux partiellement suspendus en l’air, et qui n’ont donc pas à supporter leur poids en permanence, présentent des niveaux d’expression du gène Piezo1 et des niveaux de masse osseuse plus faibles que les souris restées libres de leurs mouvements. Un phénomène qui ressemble beaucoup à ce qui arrive aux personnes atteintes d’ostéoporose, ou qui sont longtemps alitées, ainsi qu’aux cosmonautes à bord de la Station spatiale internationale, précise Bailong Xiao.
En revenant d’une mission sur la Station spatiale internationale, le cosmonaute russe Sergey Ryazanskiy a des difficultés à se tenir debout après son séjour en apesanteur. Il a probablement perdu de la densité osseuse en raison d’une sous-stimulation des canaux Piezo.
© Nasa/Bill Ingalls
Des canaux mécanosensibles pour entendre
« La découverte des canaux Piezo représente un énorme pas en avant, affirme Kate Poole, biologiste à l’université de Nouvelle-Galles du Sud à Sydney, en Australie, mais il est également clair que l’histoire ne se limite pas aux Piezo. » En fait, les scientifiques qui s’intéressent à l’audition recherchent le canal approprié depuis quatre décennies. « Il y a eu beaucoup de fausses pistes dans cette histoire », précise Jeffrey Holt, neuroscientifique à l’hôpital pour enfants de Boston, dans le Massachusetts. « Mais maintenant, nous pensons que nous avons une assez bonne idée de la situation. »
En effet, la protéine canal qui joue un rôle clé dans l’audition se nomme TMC1. En 2018, lorsque Jeffrey Holt et ses collègues ont modifié la séquence d’acides aminés qui composent cette protéine, ils ont aussi changé la capacité des cellules de l’oreille interne à traduire les signaux mécaniques [la pression des ondes sonores, ndlr] en signaux électriques. Et en 2019, une autre équipe a montré que la protéine TMC1 purifiée est capable de créer un canal ionique mécanosensible dans des bulles de membranes artificielles. Toutefois, la structure de TMC1 reste un mystère, car il est difficile de purifier la protéine en quantité suffisante pour obtenir de bonnes images en cryomicroscopie électronique.
Quant à l’équipe d’Ardem Patapoutian, elle est aujourd’hui à la recherche de nouvelles familles de canaux mécanosensibles. En 2018, Ardem Patapoutian, Swetha Murthy et le biologiste Andrew Ward, de l’institut de recherche Scripps, ont présenté ce qu’ils pensent être le plus grand groupe de canaux activés mécaniquement. Ils connaissaient déjà une famille de protéines qui permettent aux plantes de ressentir la pression osmotique : les protéines OSCA. Et ils pensaient qu’elles pourraient être sensibles à davantage de forces. Et en effet, dans des cellules rénales humaines, les OSCA ont aussi réagi à l’étirement des membranes cellulaires.
Les chercheurs savaient également, grâce à des études antérieures, que les protéines OSCA sont étroitement liées à une autre famille de protéines chez les mammifères, les TMEM63. Les canaux TMEM63 des souris, des humains et même des drosophiles ont aussi réagi à l’étirement dans les expériences de Swetha Murthy. Ainsi, les protéines OSCA et TMEM63 constituent une grande famille de canaux mécanosensibles, commune à de nombreuses espèces vivantes.
Les canaux découverts jusqu’à présent ne peuvent pas, à eux seuls, expliquer tous les cas de mécanosensibilité cellulaire, explique Swetha Murthy, aujourd’hui biophysicienne et neuroscientifique à l’université de santé et de sciences de Portland, dans l’Oregon. Il s’agit désormais de trouver d’autres mécanorécepteurs. Et ces derniers assurent probablement plus de fonctions que celles connues aujourd’hui, affirme Ardem Patapoutian : « Nous avons à peine effleuré la surface. »
23 novembre 2020| POUR LA SCIENCE N° 518