Psychanalyse du toucher à l’ère du numérique : la main empêchée ?

Nathalie Cappe, Éric Bidaud

 

Nathalie Cappe, doctorante, département d’études psychanalytiques, Paris 7, Diderot, ED 450, créatrice et styliste textile, professeure d’arts appliqués en établissement régional d’enseignement adapté, diplômée du master 2 Recherche Psychologie-parcours Psychanalyse et champ social, université Paris Cité, nath.cappe@orange.fr

Éric Bidaud, professeur de psychopathologie clinique, psychologue clinicien, psychanalyste, co-responsable du master psychopathologie clinique psychanalytique, département d’études psychanalytiques, membre du centre de recherche Psychanalyse médecine et société, ufr ihss (Institut Humanités, Sciences et Sociétés), université Paris Cité, eric.r.bidaud@wanadoo.fr

 

Érès | « Cliniques méditerranéennes »

2022/2 n° 106

La révolution freudienne s’est faite à l’aube de l’ère industrielle, un moment où, sans doute, le sujet occidental amorçait le « deuil » progressif du travail manuel. L’industrialisation ayant aujourd’hui remplacé la main de l’homme dans la fabrication de nombreux objets, on peut s’interroger sur les incidences subjectives des écrans et robots, jusqu’au « sans contact ».

Limitent-ils un peu plus le champ des expériences sensibles de la main ?

Qu’en est-il du rapport du sujet contemporain à « l’instrument des instruments » (Aristote) ? Un objet « fait-main » (subjectivé et unique) reçu en cadeau adresse un tout autre message que le même type d’objet (anonyme et standardisé) fabriqué industriellement. La main qui s’engage dans l’action et le don, le « toucher », sont-ils en passe d’être refoulés tel l’odorat par le « progrès » technique ? Quelles hypothèses peut-on tirer de ce réel, relativement à la subjectivité et l’inconscient, et la question de l’adresse, tant langagière que manuelle ?

La main a-t-elle de l’esprit ?

Se lever au monde, c’est le voir, le toucher, produire limites et bords de ce qui m’entoure. Avons-nous main sur le monde ? La main dont Paul Valéry (Valéry, 1938, p. 918-919), regrettait qu’il n’existât pas de traité général, renvoyant sans cesse à cette énigme du rapport entre corps et pensée, entre geste et parole (1). Darian Leader s’est intéressé au « changement dans ce que les êtres humains font de leurs mains » (Leader, 2017, p. 1). Dans cette continuité, notre questionnement porte ici sur la réduction de la diversité des expériences sensibles de la main, due à la modernité technique.

Winnicott, en 1951, décrivait le nouveau-né utilisant sa main, son pouce, outils de satisfaction des pulsions orales avant les premières possessions non-moi (Winnicott, 1951, p. 109). « Les mains de l’enfant elles-mêmes, a formulé F. Dolto, deviennent des images érogènes grâce aux doigts et à l’opposant du pouce qui font de la main un véritable orbicule prenant ou lâchant, comme à l’image du sphincter oral ou du sphincter anal » (Dolto,1997, p. 156). Darian Leader rappelle combien la préhension manuelle du sein par le tout-petit est liée à l’activité orale sur le sein maternel (Leader, 2018). Et le poing se serre d’autant plus que le bébé tête fort (ibid.).

Dans sa leçon du 6 décembre 1967 du séminaire XV, l’Acte (2), Lacan, inspiré par Winnicott, invitait à considérer le pouce :

« Il est clair que ce petit bout de chiffon ou de drap, morceau souillé à quoi l’enfant se cramponne, dont en quelque sorte il n’est pas rien de voir ici, le rapport avec ce premier objet de jouissance qui n’est pas du tout le sein de la mère, n’est jamais là à demeure, mais celui qui est toujours à portée : le pouce de la main de l’enfant. […] l’humain devrait s’écrire L’humain (avec un trait d’union au milieu). »

Pour Lacan ici, le sein, n’est pas le premier objet de jouissance. Le pouce et la main seraient les premiers vecteurs d’humanisation. La légende juive du palimpseste, qui fait du fœtus un être déjà savant, n’est pas sans faire écho à cela. « Le trait d’union au milieu » proposé par Lacan entre le « hu » et le « main » semble désigner la main comme un élément déterminant et essentiel dans l’humanisation. Mais le mot « humain » est déjà, originairement, un mot composé : humus, la terre, et hemo. Or n’est-ce pas de la matière et de la terre que s’éloigne l’être humain quand il confie le « faire » aux machines ?

La main freudienne nous mène vers les thématiques de la masturbation, ou de la pulsion d’emprise. Freud approfondit la question dans la 3e édition en 1915 de Trois essais sur la théorie sexuelle. « L’action, écrit-il, qui supprime le stimulus et déclenche la satisfaction consiste en un frottement à l’aide de la main, ou bien en une compression, exercée avec la main ou en serrant les cuisses. Ce dernier procédé est de loin le plus fréquemment utilisé chez la fille. Chez le garçon, la préférence accordée à la main est déjà l’indice de l’importante contribution que la pulsion d’emprise (Bemächtigungstrieb) apportera plus tard à l’activité sexuelle masculine » (Freud, 1905, p. 114). Dans Leçons d’introduction à la psychanalyse en 1916, Freud énumère les images symboliques oniriques représentatives du désir d’acte sexuel : « On peut citer, […] certaines activités manuelles, et naturellement la menace avec une arme » (Freud, 1915-17, p. 112). Se confirme ici que la main est l’actrice du transfert au semblable.

L’activité manuelle est une sublimation d’enjeux pulsionnels, le signe que l’enfant sort de l’auto-érotisme. L’enfant métabolise la séparation d’avec l’objet (la mère) par l’investissement d’objets extérieurs, dans le jeu essentiellement. C’est l’amorce des activités d’échange et de sublimation. En 1920, Sigmund Freud conceptualise le Fort-Da (Freud, 1920) à partir de l’observation du jeu de son petit-fils, qui, en l’absence prolongée de sa mère, invente un jeu : il envoie une bobine de fil au loin (métaphore de la destruction de la mère absente, cause du déplaisir) puis la fait revenir (restauration de la mère), en scandant ces allers-retours par les mots « Fort », puis « Da ». Grâce au jouet manipulé par sa main, l’enfant maîtrise l’angoisse, et l’objet perdu se constitue. Winnicott reviendra sur cette dynamique (Winnicott, 1941).

Mais la main, c’est aussi celle de la mère sur l’enfant : le handling (Winnicott, 1962), couplé au holding, le portage, la façon dont la mère prodigue ses soins au bébé en le touchant. Après, s’éloignant du corps maternel, le bébé expérimente la dualité, tour à tour objet et sujet. Le processus d’hominisation est lié à la séparation doigts-pouce, et de la naissance de la parole : Marie Pezé, clinicienne de la main au travail, chercheuse des « souffrances au travail », explique que « deux tiers des neurones du cerveau desservent la main et les doigts […] l’évolution de l’homme a permis qu’il se redresse pour permettre la bouche et le langage, ainsi que l’opposition du pouce aux autres doigts, permettant entre autres choses, bien sûr d’écrire (3) ». Cet avènement de l’humain qui semble s’incarner dans cette séparation doigts-pouce fait écho à ce qu’énonçait Lacan sur le pouce en 1967 dans le séminaire XV.

Nicolas Adell situe un intérêt pour la main dans le courant du XIXe siècle et y voit la métaphore de la main du démiurge, « le pouvoir d’ordonner, de réguler, de peser/penser les choses […] Les mains qui ont du pouvoir, qui ont ou qui sont un esprit pour reprendre l’idée attribuée à Kant […] » (Adell, 2015). Cela accompagne la naissance de la photographie et de la thanatopraxie.

Notons aussi que c’est dans les années 1840 que le lavage des mains qui aseptise et protège fut inventé par un jeune médecin hongrois, Dr Semmelweis : il fut d’abord pris pour un fou, avant que son intuition soit confirmée par Pasteur. L’apparition des empreintes digitales est l’une des applications de cet intérêt nouveau pour la main. À noter que « digital » provient du terme digitum, doigt, mais ne signifie nullement toucher ou tactile mais plutôt « compter avec ses doigts », ou « sur ses doigts ». C’est l’empire du chiffrage, et du numérique. Le lien pensée-action est interrogé à la suite, au XXe siècle, autour de cet élément « main » : petit à petit se distinguent deux courants, la représentation et l’extension. La représentativité, héritière de Descartes, affirme une frontière entre soi et le monde où la matière prend forme à partir de la pensée, c’est une anthropologie du sens et du langage. L’extensionalité soutient au contraire un système de « corps-esprit-monde intégré », où la « responsabilité de la pensée est nulle part et partout à la fois », chez Nietzsche, Deleuze, Bateson (Adell, 2015, p. 20-21). Les prothèses-robots, greffées sur le corps humain, appartiendraient-elle à cette seconde catégorie ? Enfin le rêve transhumaniste est celui-ci : greffer du désir dans une machine et produire un sur-corps, sans main et sans adresse donc sans limitation.

Un toucher restreint ?

Freud dans Malaise dans la culture avance l’idée que l’homme, pris dans le processus civilisateur, s’est redressé pour devenir un être « debout » et ce faisant a privilégié le champ du visible et des excitations visuelles. Une fois redressé, ses sensations premières centrées sur l’odorat ont laissé place aux enjeux visuels : « … Le retrait à l’arrière-plan du pouvoir excitant de l’odeur semble être lui-même consécutif au fait que l’homme s’est détourné du sol, s’est résolu à marcher debout, station qui, rendant visibles les organes génitaux jusqu’alors recouverts, rend ainsi nécessaire, pour eux, une protection et provoque la honte » (Freud, 1930, p. 459). Il est accompagné du refoulement organique, ou organische Verdrängung. La sexualité humaine s’ouvre à une certaine permanence des excitations visuelles mais aussi tactiles du fait de la libération des mains. Il est à remarquer ici que Freud fit peu cas de cette nouvelle « liberté » des mains et des effets d’ouverture à l’auto-érotisme pourtant central tout au long de son œuvre (Marinov, 2000, p. 64-68).

Cette nouvelle primauté du visible, du tactile, celle du regard et du toucher au-devant de soi, inaugure cette « invention » de l’espace, ce devant soi regardable et touchable : le paysage (Bidaud, 2019) comme environnement du faire où la main devient l’outil des réalisations humaines et de leur pouvoir symbolique. La main « fabriqueuse », la main psychique en tant que matrice de l’humanisation. À partir de cette possibilité pour les mains d’étendre leur pouvoir, s’est construit un ordre, une limite à cette étendue. Le tabou du toucher ressortit à cette opération refoulante qui a permis tous les possibles de la main.

La main se décollant du sol se fait « main propre » et s’éloigne de la matière avec laquelle elle faisait corps : le terreau, le déchet, la décomposition…

Cela éloigne encore davantage l’homme de « l’humus », et de son animalité. La main devient geste soutenue par la perspective du voir et s’ouvre à de nouvelles intentionnalités. Les travaux de M. Mauss sur les « techniques du corps » désignent les « façons dont les hommes, société par société, d’une façon traditionnelle, savent se servir de leur corps » (1950, p. 367). Les mains occupent ici une place centrale. M. Mauss avait été très sensible à la gymnastique des doigts des prêtres bouddhistes balinais, contorsions mystiques des doigts pour parler au divin. La main mise sur le monde trouverait son expression concrète originaire par son empreinte inscrite sur les parois des grottes du paléolithique, les rares représentations du corps humain dans l’art pariétal : les mains reproduites sur la roche, contournées ou pleines, dites négatives ou positives. Peut-être, pour nos ancêtres préhistoriques, par cette emprise manuelle sur la butée d’une paroi rocheuse fallait-il ici toucher une « fin du monde », sa limite infranchissable ?

Nous avons à penser aujourd’hui, à mesure que notre modernité nous éloigne de la capacité à fabriquer de nos mains les objets que nous consommons, cette diminution possible de l’investissement dont la main était objet.

Nous pouvons partir de l’hypothèse d’une analogie entre le refoulement organique freudien à partir de la verticalité du corps humain et un refoulement de la fonction de la main produit par l’emprise de la technologie et de la numérisation du lien au monde.

Peut-on faire l’hypothèse d’un refoulement, ou tout au moins d’une mise en retrait de la main, d’un infléchissement de son érogénéité par perte progressive de la diversité de ses expériences ? D. Leader affirme même que « nous finirons par avoir des mains différentes » (2017, p. 1). Aujourd’hui, par l’immédiateté du clic répétitif sur la souris et de ce qui apparaît sur l’écran vient l’illusion d’un geste manuel en même temps que l’appauvrissement des expériences sensitives. S’esquisse peut-être ici le fantasme de toute-puissance d’un nouveau sujet voué aux écrans et aux images. Le faire apparaître se substitue au faire être. Effleurant clavier et souris, les doigts ne rencontrent plus vraiment de diversité sensuelle et matérielle mais se contentent de déplacer un point sur une surface monotone. Les pratiques de cyber-sex, ou sexe dit virtuel, témoignent aussi peut-être d’un besoin d’évitement de certains sujets vis-à-vis d’une matérialité : celle du corps de l’autre. Qu’est-ce qui excite le sujet qui jouit derrière son écran ? Peut-être le fait de pouvoir préserver l’image du fantasme comme telle, là où, à contrario, dans l’échange proche et le toucher l’autre devient une altérité désirante et non maîtrisable.

À noter que la psychanalyse s’est construite précisément sur l’absence de contact physique et de toucher avec l’analysant, au profit de la parole ; mais dans l’invention freudienne perdure la rencontre vivante. Des mains se serrent, un paiement s’échange. Tout praticien constate d’ailleurs que la cure par internet engage tout autrement le transfert.

Cependant, l’éventuel « refoulement de la main » ne reposerait pas sur le même mécanisme que celui, olfactif, décrit par Freud. Le refoulement olfactif fut lié probablement à l’apparition de la bipédie, expliquée par plusieurs hypothèses, mais dont le point commun est l’adaptation au milieu. Si l’expérience manuelle devait s’avérer plus restreinte, éventuellement « refoulée », ce serait davantage lié aux développements technologiques : ce serait lié à un « trop » (de confort) plutôt qu’un « pas assez ». Le confort technologique contemporain, l’ère des robots et du numérique, pourrait-il donc « placardiser» la main, ou au contraire ouvrir sur des champs d’expériences inédits ?

Nous pourrions voir un signe de la diminution du rôle de la main dans ce qui se dit ou ne se dit plus du rapport originel à l’auto-érotisme. Il est par exemple remarquable que la masturbation ne soit plus, dans les discours contemporains, un même sujet d’attention, après avoir été depuis le XVIIIe siècle une préoccupation constante quant à ses nuisances sociales, médicales et morales (Foucault, 1999). Aujourd’hui cette main est absente des discours, non plus réprimée mais renvoyée à la charge intime et secrète de chacun (4). C’est un non objet d’énoncé. Mais cependant montrée à l’envi, à voir et à revoir dans les défilés du porno numérique, ce porno qui excite et qui, peut-on dire, masturbe sans relâche.

Crise de l’écrit, crise du lien ?

Posons déjà un point de rencontre pour un ensemble de questions : le sujet « contemporain » manifeste une crise dans son rapport à l’écriture, non pas crise de l’écriture, mais crise de ce par quoi un sujet peut se construire dans l’écriture (crise dans son sens le plus étendu, à savoir : crise comme déséquilibre et rupture mais aussi tournant, commencement d’autre chose). Peut-on entrevoir une mutation, un passage critique en ce seuil de l’oral à l’écrit (du corps à la trace du corps) comme malaise dans la culture ? Les Grecs métaphorisaient toutes formes d’échanges humains par l’image du tissage (Scheid, Svenbro, 1994). Faisons une analogie : y aurait-il une crise du texte (manuel) comme il y a une crise du textile ? Seraient-elles significatives d’une crise du lien à l’autre, du transfert ? Le mot texte découle des termes textus (tissu, trame), et textere, (tisser). On parle aussi de « tisser du lien social ». Ce qui faisait lien, nouage, et qui permettait l’inscription subjective, tant par le texte écrit que par la texture de tissus inscrits dans des transmissions et traditions, s’est-il appauvri du fait du désengagement de la main : ne plus écrire ni tisser, à la main ?

Nous pouvons envisager la notion de « refoulement de l’écriture » (formule empruntée à J. Derrida) (1967) comme ce qui viendrait menacer le sujet dans la présence et la maîtrise de l’absence, de son manque fondamental, et plus précisément d’un refoulement de la « main d’écriture ». Déjà avec Heidegger la « main d’écriture » est originellement, indépassablement le support de la pensée. De sorte que pour Heidegger l’écriture est fondamentalement « manuscripture », écriture à la main. « La machine à écrire cache l’être de l’écriture. Elle retire à l’homme l’essence de la main sans que l’homme ne perçoive ce retrait et ne connaisse qu’ici déjà il y a une modification du rapport de l’être à l’être de l’homme (5)» (Heidegger, M. 1976 p. 208).

Ne peut-on penser que les technologies nouvelles de l’écriture modifient l’acte même de l’écriture, et participent d’un nouvel usage de la main ? Passer de la plume ou du stylo à un clavier d’ordinateur, c’est modifier son rapport à la trace qui répond d’un nouveau statut. De même, la lecture sur tablette engage autrement la lecture qu’avec le livre papier. La trace numérique est instable, presque magique, elle passe et repasse du visible à l’invisible, de la présence à l’absence, du plein au rien. Elle fonctionne dans un autre rapport au temps et à l’espace, c’est-à-dire qu’elle questionne la délimitation du sujet.

Ce qui disparaît sous l’anonymat de la lettre numérique est la morphologie même de l’écrit en tant que lié au corps et la singularité subjective ; s’estompe alors ce que nous pourrions nommer « le visage de l’écriture du sujet », sa signature. Ces traces singulières de l’écriture manuelle ne font-elles pas d’ailleurs écho aux sillons uniques inscrits dans chaque paume humaine ?

Peu ou prou, la langue témoigne de l’emprise des machines numériques sur nos existences et nos subjectivités : le sujet contemporain dira qu’il se met en « mode pause », ou qu’il « a buggé ». Or le « bug » et le « mode », sont, dans le jargon informatique, des signifiants qui qualifient spécifiquement le fonctionnement de l’ordinateur, tout occupé à « ordonner » et chiffrer des actions programmées, répétées à l’infini et à l’identique. C’est in fine sans doute le sujet lui-même qui s’efface en s’ordonnant à la standardisation numérique et libérale, Or L’étymologie du mot humain, puis, « homme », dérive du terme « humus », la terre, et du latin « hemo » qui distinguait l’homme des dieux et des animaux. L’activité manuelle permet-elle de rester en lien avec l’essence de l’humain, soit la terre et le langage, et leurs infinies diversités, non standardisées ni numérisées ? L’œuvre faite à la main fait trace singulière, et permettrait au sujet de prendre sa place dans l’histoire humaine et le cycle des générations.

À partir du XIXe siècle, la production industrielle et les moyens de reproduction (Benjamin, 1939) confrontent le sujet moderne à une certaine dés-idéalisation de l’œuvre d’art, comme de la main. Marx (1867) avait déjà décrit le drame de l’artisan confronté à la machine qui dépossède doublement l’ouvrier : de son savoir-faire manuel, unique, et de sa dignité.

L’exemple de l’histoire des Canuts de Lyon en est une illustration signifiante.

La massification et le capitalisme confrontent le sujet moderne à la question du déchet : l’objet produit par la machine est, certes, plus complexe et sophistiqué, mais son obsolescence produit des océans de déchets. Enfin, l’ère industrielle triomphante a montré la façon dont le sujet humain peut, à certaines conditions, déshumaniser son semblable, l’assignant tantôt au statut de robot (cf. le fordisme, le management), tantôt à celui de déchet (cf. les camps de la mort).

Adresse manuelle, adresse transférentielle ?

L’enfant surexposé aux écrans rencontre des difficultés nouvelles d’apprentissage. Si on a beaucoup insisté sur la place importante des écrans, peut-être serait-il nécessaire d’insister sur ses conséquences périphériques, dont l’appauvrissement de l’expérience manuelle ferait partie. Au sens littéral, l’écran, et l’occupation manuelle mécanique et répétitive qu’il monopolise sur un clavier ou une console de jeu, peut faire écran à l’expérimentation sensorielle du monde.

Le psychanalyste Gérard Haddad soutient qu’il y a un désastre psychique causé par la perte de la transmission des métiers dans les familles (notamment par la disparition des traditions agricoles) entre générations (Haddad, 2013). L’auteur avance l’idée que ce serait l’effacement progressif, puis la mort, du « siamois faber » (notre double qui fait de ses mains) qui causerait l’effondrement psychique et les burn-out, où le travail, quand il est déconnecté de la matière et de l’objet concret, perdrait tout sens. G.Haddad rappelle qu’homo faber (celui qui fait) et homo sapiens sont liés. « La jouissance du sapiens lui est fournie par son activité de faber » (Haddad, 2013, p. 96) or c’est bien la part de ce faber qui disparaît aujourd’hui. Il indique :

« Restent quelques rescapés de ce grand naufrage de la modernité […] : artisans aimant leur travail bien fait, artistes jouant du clavier, de l’archet, des pinceaux, du marteau, voire des écrivains dont l’inspiration ne naît qu’à la pointe de leur plume et renvoyant l’ordinateur à d’autres tâches » (Haddad, 2013, p. 97). Plus récemment, Jean-Laurent Cassely (Cassely, 2017) a décrit le choix de jeunes diplômés se tournant vers des métiers d’artisanat manuel, ne trouvant plus sens dans des métiers des secteurs tertiaire et quaternaire.

Le tiraillement désormais connu de la subjectivité humaine prise entre main et machine : les psychanalystes ne sauraient l’ignorer ni le banaliser, puisque cette tension renvoie à la question des singularités confrontées aux modes de standardisation.

Darian Leader rappelle combien la préhension manuelle du sein par le tout-petit est liée à l’activité orale sur le sein maternel (Leader, 2018). Et le poing se serre d’autant plus que le bébé tête fort (ibid.). Pour que la capacité désirante se construise, il faut que l’objet primaire (pri-mère) saisi par la main du bébé ait été bien autre chose qu’un distributeur automatique de lait. C’est donc d’abord l’adresse de la mère à son enfant – pendant que celui-ci agrippe le sein avec adresse – qui va fonder le désir. Le progrès technique éloigne le sujet humain de l’exercice de son adresse manuelle. On peut faire l’hypothèse que celle-ci lui est nécessaire comme l’était l’adresse désirante de sa mère. Le paradoxe de l’objet numérique réside ici : il donne l’impression de « gagner du temps », mais il génère des retards ou des impasses dans la structuration subjective des plus jeunes. Nombre d’enfants sont surexposés très jeune aux écrans, alors que les compétences de lecture et d’écriture sont en baisse. Les dommages des écrans sur l’apprentissage semblent plus importants chez des enfants de milieux dits « populaires ». C’est donc aussi un problème lié aux inégalités sociales. Mais les enfants issus de milieux sociaux favorisés rencontrent eux aussi des difficultés de concentration, d’attention, etc. En fait, de nombreux enfants sont privés de temps indispensables d’expérimentations manuelles et sensorielles, indissociables de liens transférentiels féconds avec leur entourage. Le rapport de l’Académie des sciences de 2013 (6) auquel avait participé le psychanalyste Serge Tisseron, mentionnait qu’en aucun cas les écrans ne doivent remplacer les autres expériences sensori-motrices et ludiques. Or, que permettent ces jouets, ces matériaux (bois, tissus, pâte à modeler, peinture, etc.), sinon précisément des formes de sublimation étayées par les mains. De nombreux enfants sont privés de temps indispensables d’expérimentations manuelles et sensorielles, indissociables de liens transférentiels féconds avec leur entourage.

Leur maladresse manuelle mais aussi langagière, leurs difficultés dans les enjeux de préhension fine, est souvent préoccupante. Les programmes scolaires français appellent pourtant les enseignants à investir fortement le numérique, au nom de « l’adaptation » au monde contemporain (7). Le fameux cours de « Travaux manuels » a perdu la main (8).

L’argument avancé : « Ils sont déjà tellement habitués aux écrans ! » justifie l’argument pédagogique numérique actuel. Il ne s’agit pas ici de contester l’intérêt d’une formation au numérique ; il s’agit d’insister sur le fait qu’il y a un temps pour tout, et que les expérimentations diversifiées des jeunes enfants devraient être davantage protégées : elles fondent un tout autre rapport au monde et aux apprentissages futurs que celui d’un enfant mis trop jeune devant des écrans.

Main et sujet de l’inconscient

L’enfant découvre un monde radicalement nouveau quand il sait lire, la castration ayant opéré. Ce n’est possible qu’après une lente maturation ludique : l’apprentissage, après le jeu, procède d’une possibilité de perte. Le rôle du jeu, où précisément la main de l’enfant est fortement engagée, est primordial dans la préparation à cette perte : s’y jouent déjà des présences absences, s’y expérimentent des pertes supportables, orchestrées et maîtrisées par l’enfant lui-même. Et « […] Le plus urgent pour l’enfant est de “compter”, tant à ses propres yeux que pour les autres. Et pour beaucoup c’est par la force, la débrouillardise, les qualités manuelles » (Lévine, 2009, p. 78-85). La main de l’enfant sur le jouet et les matériaux – à condition que son entourage favorise ces activités ludiques – permet à la fois une valorisation de son existence et une sorte de « mise à mort » embryonnaire et progressive de l’objet primordial. Nous pouvons supposer que l’adresse manuelle exercée dans le jeu permet à l’enfant de faire écho à l’adresse originelle maternelle, vers l’assomption de la perte et l’accès au symbolique.

Lors du sevrage, l’enfant doit faire le deuil de sensations manuelles et orales. Jacques Hassoun considérait que la mélancolie était signe d’un sevrage douloureux (Hassoun, 1995, p. 39-41), surtout si la mère avait manqué au partage du deuil, elle-même en difficulté avec les enjeux de séparation. L’aide que représente l’activité manuelle pour certains sujets en souffrance psychique pourrait se comprendre ainsi : elle fait émerger un objet (phallique ?), permettant que le sujet refasse autrement le chemin de la perte. Créer, produire un objet manuellement, permettrait-il de contrer le fantasme mélancolique d’être soi-même déchet ? C’est dans des moments de vulnérabilité que la main et son œuvre semblent faire réparation, re-tissage subjectif (Cappe, 2019). Les activités de jardinage en institutions psychiatriques ou à l’école témoignent aussi de ces bienfaits reconnus… du fait-main, qui donne du temps au temps psychique. D’autres sujets, dits « autistes » par exemple, semblent moins habiles de leurs mains, et plus à l’aise avec les objets numériques. C’est dire combien notre façon d’utiliser nos mains fait signature de notre rapport à l’autre.

L’objet écran donne l’impression d’une disponibilité constante et d’une ouverture visuelle illimitée sur le monde. Il capte le regard. Mais ces écrans nous regardent aussi. Alain Didier-Weill soulignait qu’autrefois, avant que n’existent les écrans, la crainte d’être vu de Dieu produisait le refoulement, donc névrose et culpabilité (Didier-Weill, 1998, p. 154). Selon lui, le sujet contemporain est désormais regardé par un regard omnipotent et sans sujet : celui de la science et ses machines. À commencer par le fœtus qui est regardé par la sonde de l’échographie qui désormais s’immisce dans le mystère de la gestation : c’est un « œil » technique, sans « habitation symbolique ». Cette modernité rationnelle et scientifique produirait un regard « omniscient », forclusant, un « savoir absolu » qui prive le sujet de son incognito, soit : de son dire. Le sujet de l’inconscient serait alors en danger, « puisqu’il ne peut exister qu’en tant qu’inconscient, insu de tout savoir extérieur » (Didier-Weill, 1998). C’est l’emprise du « champ du regard » sur le « champ du langage ».

On a survolé quelques hypothèses des effets et conséquences de l’évolution des nouvelles technologies. Cela concerne d’abord les tout-petits, dont l’inscription subjective réussie passe par le jeu et l’adresse manuelle, échos matériels à l’adresse langagière et signifiante inscrite dans les transferts familiaux. On ne saurait bien sûr prétendre « refermer la main » sur de tels enjeux, ce texte invite donc à d’autres explorations : par exemple la question du rapport au temps, celle du toucher, du savoir-faire.

Bibliographie

  1. L’étymologie première du mot « main » était : « côté du corps » : la main serait donc un membre à part, « pas-tout » corps, et par essence entre-deux.
  2. Séminaire en accès libre sur divers sites internet.
  3. Conférence donnée à la cfdt le 30 janvier 2018. https://www.youtube.com/watch?v=SvR
  1. La masturbation féminine est cependant toujours d’actualité (médias, luttes féministes
  2. L’écrit et le texte sont au fondement de la culture juive : la promotion de l’écrit par Heidegger pourrait-elle provenir de sa probable dette impensée envers le judaïsme ? (M. Zarader, 2013,La dette impensée, Paris, Vrin).
  1. https://www.academie-sciences.fr/pdf/rapport/avis0113.pdf
  2. https://www.education.gouv.fr/cid133192/le-numerique-service-ecole-confiance.
  3. D’autres pays, comme la Finlande, compensent l’invasion numérique par des activités manuelles et créatives renforcées.

 

Adell, N. 2015. « Introduction : La part de la main. Des rapports entre la main et l’esprit en anthropologie », ethnographiques.org, n° 31, La part de la main [en ligne] http://www.ethnographiques.org/2015/Adell

Benjamin, W. 1939. L’OEuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939), traduit par Frédéric Joly, préface d’Antoine de Baecque, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque », 2013.

Berthoz, A. 2013. Le sens du mouvement, Paris, Odile Jacob, coll. « poches », p. 96.

Bidaud, E. 2019. « Vers une psychanalyse du paysage », Psychologie clinique, nouvelle série, n°47, 1, p. 116-129.

Cappe, N. 2019. « Marguerite à Sainte-Anne : après le délire, rebroder le désir ? »,

Psychologie Clinique, vol. 47, n° 1, p. 65-77.

Cassely, J.-L. 2017. La révolte des premiers de la classe. Métiers à la con, Quête de sens et

Reconversions urbaines, Paris, Arkhé Edit.

Derrida, J. 1967. « Freud et la scène de l’écriture », dans Derrida J. (éd), L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil.

Didier-Weill, A. 1998. « Abstinence sexuelle et abstinence de signifiance », dans Invocations,

Paris, Calmann-Lévy, p. 154-161.

Didier-Weill, A. 2010. Un mystère plus lointain que l’inconscient, Paris, Aubier Psychanalyse,

4e de couverture.

Dolto, F. 1997. Le sentiment de soi. Aux sources de l’image du corps, Paris, Gallimard,

  1. 156.

Foucault, M. 1974-75. Les anormaux, Paris, Le Seuil, 1999.

Freud, S. 1905. Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987, p. 114.

Freud, S. 1915-17. Leçons d’introduction à la psychanalyse, OEuvres complètes – Psychanalyse,

Paris, Puf, p. 112.

Freud, S. 1920. « Principe du Plaisir et Névrose traumatique. Principe du Plaisir et

Jeux d’enfants », dans Au-delà du principe de plaisir, chap. 2. Paris, Payot, coll.

« Petite bibliothèque », 2010.

Freud, S. 1930. « Le malaise dans la culture », dans OEuvres complètes – Psychanalyse,

  1. XIX, Paris, Puf, 1995, p. 459.

Haddad, G. 2013. Tripalium, Pourquoi le travail est devenu une souffrance, Paris, François

Bourin Éditeur.

Hassoun, J. 1995. La cruauté mélancolique, Paris, Champs Flammarion, p. 39-41.

Heidegger, M. 1976. Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, coll. « Tel », p. 208.

Leader, D. 2017. Mains, ce que nous faisons d’elles et pourquoi, Paris, Albin Michel.

Leader, D. 2018. « No hands free », Figures de la psychanalyse, vol. 35, n° 1, p. 103-114.

Lévine, J. 2009. « Rénovation : quelle formation des enseignants à la relation ? Histoire d’un groupe de soutien au soutien », Le Coq-héron, vol. 199, n° 4, p. 78-85.

Marinov, V. 2000. « La névrose obsessionnelle : l’apport freudien », dans A. Cohen de Lara, V. Marinov, J. Ménéchal, La névrose obsessionnelle, contraintes et limites,

Paris, Dunod, p. 64-68.

Marx, K. 1867. Le Capital, Livre Premier, IVe Section. « Lutte entre travailleur et machine ».

Mauss, M. 1950. Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2013, p. 367.

Scheid, J. ; Svenbro, J. 1994. Le métier de Zeus : mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain, Paris, Éditions de la Découverte.

Valéry, P. 1938. « Discours aux chirurgiens », dans OEuvres 1, Paris, Gallimard, coll.

« La Pléiade », 1957, p. 918-919.

Winnicott, D.W. 1941. « L’observation des enfants dans une situation établie », dans

De la pédiatrie à la psychanalyse. Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque », 1969, p. 269.

Winnicott, D.W. 1951. « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels », dans

De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque », 1969, p. 109.

Winnicott, D.W. 1962. « Intégration du moi au cours du développement de l’enfant », dans Processus de maturation chez l’enfant, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque », 1983, p. 14.

Zarader, M. 2013. La dette impensée, Paris, Vrin, 2013.

 

© Érès

error: Content is protected !!