Prendre le soin de toucher

B. Andrieu

B. Andrieu, 2007, Le soin de toucher. Histoire de la médecine tactile, Paris, Belles Lettres. Préface de David le Breton. B. Andrieu, 2004. Être touché. Essai sur l’haptophobie contemporaine, Maxéville, éd. La maison Close, 2e éd., 2006.

Épistémologie du corps et des pratiques corporelles, Université Henri Poincaré, Nancy 1, Faculté du sport, UFR STAPS, 30, rue du Jardin Botanique, CS 30156, 54603 Villers-lès-Nancy Cedex.

ACCORPS et LHPS, UMR 7117 et GDR 2322 CNR.

 

Résumé

Prenons-nous le soin de toucher ? Dans une société haptophobique, la formation au toucher serait à réserver aux professions de santé. Pourtant les leçons que nous pouvons tirer de toute expérience tactile sont produites aujourd’hui dans le commerce des médecines alternatives : les modèles thérapeutiques se multiplient selon une compréhension holistique des relations corps-esprit-santé. Mais comment le toucher peut-il être une pratique corporelle de santé ?

 

Le contexte

En avril 2005, la FNAC dresse l’inventaire des 64 « livres qui vous font du bien… pour vous permettre d’être bien dans votre peau, faire du sport et nouer le dialogue avec les autres. Tout cela, en vous faisant plaisir » [1]. Moins noble pour certains, le soin corporel est pourtant le moyen privilégié par le sujet contemporain de s’incarner en ressentant sa peau, son énergie, ses formes et sa matière. L’écologie biologique devient une valeur et un mode de vie pour mieux être. Se sentir est un mode de réappropriation du soi corporel dans un environnement sans révolution susceptible d’apporter définitivement le bonheur. Les assureurs philosophent [2] désormais sur l’avènement du corps par la transformation du corps en capital qui améliore la longévité et la qualité de vie !

Le phénomène corporéiste n’est pourtant pas nouveau ; il réactualise, avec le succès du magazine Psychologie, la psychologie humaniste [3], celle-ci important les techniques et thérapies élaborées dans les années 50 aux États-Unis, elles-mêmes bénéficiant de l’exil américain des fondateurs allemands et autrichiens. Ce circuit d’importation –exportation passe par la traduction des livres du bien être dans des collections spécialisées.

Prendre soin de soi, c’est découvrir un soi en soi-même, dans la chair de son corps sans que l’existence quotidienne, constituée de routines et d’habitudes, n’ait pu le révéler de manière sensorielle. Le toucher peut faire croire, comme l’affirment ces thérapies corporelles, qu’un

archi-soi préexiste, un soi archaïque qui résiderait dans la chair et qu’il suffirait de retrouver pour mieux être « quelque chose d’aimable, de naturel, de vivant, de sensuel qui nous ramène au cœur du corps, dans une écoute et un dialogue » [4] affirme la philosophe Paule Salomon, qui développe un art d’être sur la sagesse du corps vivant.

Être soi-même son propre médecin passerait par le contrôle de l’alimentation végétarienne et l’automassage. L’intelligence du corps [5] aurait un pouvoir de guérison en équilibrant le mouvement et la posture, en travaillant avec l’énergie du corps et en pratiquant des techniques issues de la nature.

La tentation du corps médecin [6], face au stress et à son action sur l’immunité du soi, est de réveiller les mécanismes d’une auto-guérison. La physiologie du stress par l’interrelation des systèmes, et notamment celui du système immunitaire, a un rôle sur les facteurs de dérégulation, comme l’alcool, les traumatismes psychiques produisant les maladies infectieuses jusqu’à l’hypertension artérielle, en passant par le diabète, les maladies dépressives, les maladies dermatologiques [7, 8]. L’approche ostéopathique s’appuie elle aussi sur cette hypothèse d’une mémoire du corps [9] car notre corps détiendrait tout notre patrimoine héréditaire et imprimerait tout notre vécu.

Cependant le capitalisme trouve aussi dans le soin corporel un nouveau marché liant pharmacie, cosmétique, hydrothérapie, tourisme… la plus-value se trouvant dans la régulation des corps usinés par la logique de la performance.

En prenant soin de soi-même, le nouvel opium du toucher cantonne chacun et chacune dans son spa, sa salle de bains, sa salle de gymnastique… hors du champ social de la revendication socio-politique traditionnelle. La lutte des glaces a désormais remplacé la lutte des classes.

Toucher, une pratique corporelle

Pourtant ce corps, modelé par son image, est aussi une expérience subjective de sensations. Le toucher est devenu un mode de subjectivation face aux techniques d’objectivations vécues comme déshumanisantes. Le soin de toucher exige une pratique corporelle qui révèle des techniques du corps incorporées par l’expérience. La médecine, exercée au XIXe par des hommes, a pu atteindre le corps de la femme pour y chercher à corseter, à corriger et à éliminer les mauvaises postures et les obsessions sexuelles des hystériques. Pourtant, au même moment, un toucher infirmier contre cette médecine chirurgicale a proposé une médecine alternative fondée sur des thérapies tactiles : prendre soin de l’autre consiste à respecter ses cycles, son énergie et l’histoire de son corps. La transmission et l’enseignement de ces techniques tactiles aura exigé la constitution de corpus à travers les livres de leurs fondateurs.

Mais la peur occidentale du toucher a trouvé, dans la médecine de l’hystérie et dans l’hygiénisme gymnastique, des techniques de contrainte et de maintien par des instruments appliqués sur le corps et dans ses orifices. Ces techniques de contrainte, à l’inverse des techniques du corps, sont des techniques tactiles externes au thérapeute qui ne dispose personnellement d’aucune compétence corporelle pour mettre en œuvre sa science. Les thérapeutes manuels, et non plus mécaniciens, utilisent leur corps pour faire incorporer par le mouvement une action dans le corps du malade ; cette sollicitation d’une réaction du sujet, plutôt qu’un simple réflexe organique, s’inscrit dans une médecine de la mutualisation du touchant-touché : l’éprouvé asymétrique de cette rencontre thérapeutique paraît irrationnel à la médecine réparatrice.

Chaque technique présente ainsi une ambiguïté fondatrice de la relation tactile : manipulatrice par l’extériorité du toucher sur la matière corporelle et révélatrice par les effets intérieurs de ressources actualisées. De quoi le corps est-il capable ? interrogeait déjà Spinoza, ouvrant ainsi la perspective à des modes thérapeutiques alternatifs qui ne suscitent pas seulement une nouvelle image du corps, mais s’appuient sur l’autre corps, celui qui aurait été occulté par la dissection anatomique. Si le corps, tant dans son schéma que dans son image, est bien le résultat des habitus et des incorporations culturelles au point de définir une chair du corps propre, la thérapie tactile veut utiliser cette voie interactive pour modifier l’intensité et l’orientation des réseaux d’énergie.

L’orientalisation des praticiens psychocorporels a pu être comprise ici à partir des déplacements de contexte, de concepts et de techniques. L’ouverture à la médecine chinoise, aux gymnastiques traditionnelles et aux modèles holistiques de l’énergie, même si les disciples occidentaux ont pu être directement formés par les maîtres orientaux, s’est traduite par des synthèses nouvelles : l’analyse critique de la société moderne et de ses pathologies du stress et de la dépression a trouvé dans la relaxation, la conscience corporelle et l’intégration. La revalorisation du soin pris à toucher s’inscrit dans la recherche de pratiques corporelles alternatives.

 

L’expérience affective du toucher

Le toucher sert d’abord à manifester des marques d’affection [10], notamment dans l’enveloppement intime prodigué à l’enfant, à l’objet d’amour, ou dans la consolation du malade. Le massage sensitif comme langage corporel, est une approche originale du toucher fondée sur l’interaction du physique et du psychique. À partir de manœuvres spécifiques bien définies associées à la respiration, il représente un moyen de communication non verbale qui privilégie la libre expression corporelle du « massé » qui devient acteur de ce qui se mobilise en lui. Il permet également une détente générale profonde et une nouvelle relation à soi-même et à autrui…

Le toucher ne doit pas être effractant [11]. La sexualité a été et reste un des domaines privilégiés, pour revaloriser le toucher en évaluant le degré et la qualité de l’affect comme dans le toucher du corps de l’autre, révélant une psychopathologie du contact [12]. La redécouverte du clitoris [13] dans la sexualité féminine a déplacé l’affect du toucher sexuel de l’hétéro et exogamie à l’autogamie par une centration sur une tactibilité auto-affective mêlant l’imaginaire, l’idée mentale et la mémoire sensorielle.

La peau est désormais centrale dans l’acte corporel et sexuel [14], tant par l’excitation des récepteurs sensoriels des organes et de la peau des orifices que par la stimulation des poils super-pubiens, des parties génitales et autour de l’anus qui provoquent à l’extrémité des nerfs des modifications chimio-conductrices. L’érotisme des attouchements, décrit par Otto Fénichel, devrait légitimer la progression des satisfactions d’abord prégénitales, buccales et anales pour faire prévaloir l’excitation génitale.

Les patientes d’Alexander Lowen et de Marc Hollander (1917-1998) démontrent combien le manque de stimulations tactiles dans la petite enfance produit une obsession frénétique du sexe comme une quête désespérée de leur propre corps. Marc Hollander distingue le besoin de caresse du besoin sexuel, distinguant respectivement la pulsion de contretatio (du latin contrectate ) de la pulsion de détumescence (du latin detumescere) : se blottir et s’enlacer n’a pas la même signification tactile que la pénétration des orifices. Van de Velde indique dans son livre publié en 1926 sur Le mariage parfait [15] combien l’orgasme s’accompagne, tant chez l’homme que chez la femme, de morsures d’amour, suçons, traces de dent, fessées et autres contusions qui laissent une trace et augmenteraient le plaisir par la douleur immédiatement donnée au cours du coït. Prendre le soin de toucher son corps et le corps de l’autre dans la sexualité devrait donc être un apprentissage non seulement sexuel, mais aussi sensuel en éducation corporelle, faisant de la peau et du visage une expérience sans violence.

 

Sous l’étoffe, la peau sensible

L’érotisme du toucher des étoffes chez la femme, tant étudiée par Gaëtan Gatian de Clérambault en 1908, établit justement ce retentissement des contacts, une corrélation entre la sensibilité générale et la sensibilité génitale. En s’enrobant, le sujet habille son intérieur en se touchant dans le tissu : le sujet s’étoffe en tissant la filiation abandonnée par le deuil impossible de la peau maternelle. S’empaqueter réélabore l’enveloppe subjective dans le vêtement, le fétiche devenant le substitut identitaire pour enfin réconcilier le sujet et son corps par la couture du tissu. Le fétichisme du vêtement confirme ce goût de se toucher à travers le tissu porté ou exhibé comme une partie de soi-même ou du corps de l’autre. Le vêtement, comme seconde peau, renouvelle la sensation de l’intimité : là où l’étui pénien [16] touche le corps physique selon une hiérarchie sexuelle, le corps revêtu signifie par le vêtement un autre corps selon une symbolique tactile qui dépend des modes de socialisation. La relique [17] est tout à la fois un corps à voir et à toucher qui doit témoigner jusqu’au martyr. Respecter la nudité et l’habillement, même de la personne âgée et du malade, favorisera une réélaboration imaginaire et symbolique du soi corporel. Derrière la blouse ou l’uniforme, la sensibilité tactile doit traverser le vêtement, ne pas codifier un contact trop rigide ni justifier un isolement professionnel toujours déshumanisant.

Le toucher psychique est aussi permis hors de l’espace utopique de la cure analytique [18, 19]. Prendre conscience que les mots touchent comme le silence, c’est décrire nos relations dans le soin de toucher l’autre plutôt que de l’atteindre violemment pour le blesser, le juger et finalement l’abandonner hors du lien. L’auto-représentation chez l’hystérique développe un toucher tel qu’il rend sensible non seulement la position et le fonctionnement d’un de ses organes, mais aussi « sa constitution anatomique et sa structure intime » [20]. Face à un cas de phobie de la mère pour son enfant, Jacqueline Peignot n’hésite pas à souligner que l’interdit de toucher peut être thérapeutiquement transgressé pour faire éprouver un ressenti corporel commun entre l’analyste et l’enfant, allant ainsi dans cette cure d’un « mouvement centripète des perceptions extérieures vers une intériorisation des sensations permettant la construction du moi » [21]. L’imaginaire est « en cause dans tout corps à corps » [22], rendant ainsi difficile l’évaluation réelle du toucher : toucher renvoie toujours à une perception et à une image du corps qui transforment ce qui serait une sensation tangible objective en une impression subjective. Notre société, qui ne prend plus le soin de toucher et qui ne fait plus du toucher la relation première à soi et aux autres, est-elle encore vivable ? Du médecin à l’infirmière, du professeur au policier, de la caissière au marchand, chacun et chacune peut repenser ses modes de relation avec le soin de toucher en pensant aux conséquences sociales et humaines de ce qu’il dit ou fait de soi et de l’autre.

Conclusion

Prendre le soin, le temps et l’espace de toucher ne repose pas sur le seul apprentissage de techniques orientales occidentalisées. La mode actuelle du toucher oriental ne devrait pas oublier l’apprentissage d’une conscience corporelle. Cela exige une attention à soi et à l’autre dans le moment même du contact performatif. L’imaginaire, comme nous l’avons montré, vient recouvrir le contact par peur de la contamination, de l’ouverture forcée et de l’envahissement.

La sensibilité tactile [23] est le résultat d’un travail réflexif sur sa peau, son contact et ses émotions engagées lors de la rencontre avec la peau de l’autre. Cette délicatesse, cette prévention, cette attention, cette pudeur, cette tendresse… sont autant d’expériences à trouver, sinon à retrouver, pour fonder un lien. Prendre le soin de toucher n’est ni une prise de corps, ni possession : toute expérience tactile exige une élaboration progressive du tangible, dont les formations médicales et infirmières, sinon humaines, devront prendre en compte les dimensions physiques, psychiques et affectives.

Références

  1. Parcours bien être. Santé, beauté, diététique, développement personnel… des livres qui vous font du bien !, FNAC 2005.
  2. Juvin H. L’avènement du corps. Paris, Gallimard, 2005, p. 181.
  3. Lipainsky EM. Radioscopie de la psychologie humaniste, À corps et à cris. Nouvelles thérapies : à la recherche des paradis perdus. Paris, Autrement, 1982, n ° 43, p. 78-92.
  4. Salomon P. Au coeur du corps. Les médecines douces, p. 16. In : Corps vivant, Paris, Albin Michel, 1979. http://www.paulesalomon. org/page /livres.htm
  5. Shapiro D. L’intelligence du corps. Coll. Bien être, J’ai lu, 1996, p. 83-163.
  6. Weil A. Le corps médecin. J’ai lu, 1997, p. 49-52.
  7. Baumann N, Thurin J-M. Stress, pathologies et immunité, Paris, Médecine Flammarion, 2003.
  8. Perrin LF. Le psychisme, le stress et l’immunité, Paris, Odile Jacob, 2003.
  1. Hammond P. La mémoire du corps. L’approche ostéopathique, Marabout, 2005, p. 148.
  2. Le Breton D. Marques d’affection, Les passions ordinaires. Anthropologie des émotions, Payot, 2004, p. 96-102.
  1. Dominique Cohou. Construction psychique et médiation corporelle, Revue de Psychothérapie psychanalytique de groupe , n° 25 Aux sources du corporel, 1995, p. 148.
  1. Sander Gilman. Touch, sexuality and disease, In: Bynum WF, Porter R, Medicine and the five senses, Cambridge University Press, 1993, p. 198-224.
  2. Park K. The Rediscovery of the Clitoris, dans David Hillman, Carla Mazzio Eds, The Body in Parts. Fantaisies of Corporeality in Early Modern Europe, N.Y. Routledge, 1997, p. 171-94.
  3. Montagu. La peau et la sexualité, La peau et le toucher, Paris, Seuil, 1979, p. 124-38.
  4. Van de velde T. Le mariage parfait, Zurich, Albert Müller, 1967.
  5. Maertens J-T. Le vêtement, corps et décorps, In: Czechowski N, L’intime protégé, dévoilé, exhibé, Paris, Autrement, 1986, p. 136-40.
  6. Lemaitre N. Les reliques en Rouergue : des corps à voir et à toucher, In : Céard J, Fontaine MM, Margolin JC, Le corps à la Renaissance, Paris, Amateurs de livres, 1987, p. 162-72.
  7. Anzieu D. Le double interdit de toucher, Nouvelle Revue de Psychanalyse, La chose sexuelle, 1984, n ° 29, p. 173-87.
  8. Merle-Béral A-M. Le corps de la cure, Paris, PUF, 1994, p. 125.
  9. Comar G. L’auto-représentation de l’organisme chez quelques hystériques, Revue neurologique, 9, 490-495, Reproduit dans J. Corraze, Schéma corporel et image du corps, Privat, 1973, p. 22.
  10. Peignot J. L’interdit de toucher en question dans la relation transférentielle. Du ressenti corporel à la construction du moi, dans Journal de la psychanalyse de l’enfant, 1997, n° 20, Le corps, Bayard, p. 319-35.
  11. Raimbault G. Hors texte, In : Raimbault G, Zygouris R, Corps de souffrance, corps de savoir, L’Age d’homme, 1976, p. 185.
  12. Selver C, Brooks CVW. Reclaiming vitality and presence. Sensory awareness as a practice for life, North Atlantic Books, 2007, p. 86-7.

 

 

Ethique & Santé 2007; 4: 180-3 • © 2007. Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés

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