Toucher c’est voir.

Rencontre avec Quitterie Ithurbide, artiste peintre plasticienne

 

Artiste peintre plasticienne, Quitterie Ithurbide travaille sur un concept particulier : offrir, à des personnes mal voyantes ou non voyantes, l’accès à des tableaux célèbres par des réinterprétations en céramique2. Son postulat est de permettre, à des personnes handicapées visuellement, une approche « à leur façon », à travers le toucher de ses œuvres.

La démarche artistique

C’est à une de ses élèves qui perdait progressivement la vue que Quitterie doit d’avoir initié ce travail d’interprétation. L’artiste tient à cette définition de son travail, car il ne s’agit pas d’une simple mise en trois dimensions de tableaux à deux dimensions, mais bien d’une interprétation. Il apparaît dans ses céramiques la composition, l’organisation et le sujet peint, mais vus au travers du prisme de sa sensibilité et de son pouvoir créateur. De la même façon que les peintres de l’époque moderne introduisaient dans leur propres créations des citations d’œuvres d’artistes qu’ils admiraient, Quitterie Ithurbide s’approprie des tableaux connus qu’elle apprécie pour offrir à son public voyant et mal voyant des œuvres originales, tant dans leur conception que dans le matériau utilisé.

Toucher c’est voir En touchant les céramiques de Quitterie, les « spectateurs-tactiles » peuvent se faire une idée de ce que représente chaque tableau auquel tout un chacun peut faire référence. Ils peuvent « percevoir » la composition, apprécier les échelles et les proportions bien mieux qu’avec une simple description audio. De plus, sur un plan mnésique, l’impact est plus fort et les traces plus profondes. Ils se souviennent davantage d’un tableau en ayant touché sa version en « volume » car, alors, la description prend corps et se matérialise. La parole d’un aveugle, entendue à la radio, illustre parfaitement cette idée que les doigts jouent chez le non voyant un rôle similaire à celui de l’œil qui nourrit la mémoire visuelle : « Les non-voyants ne touchent les œuvres : ils les regardent de très près. »

A propos d’une impression. . .

Quitterie Ithurbide s’intéresse à tous les styles et exerce son talent d’après des œuvres très variées comme celles présentées dans l’exposition des Cordeliers. Elle s’entend à relever certains défis comme celui de réinterpréter un tableau célébrissime de Claude Monet (Fig. 1), car il s’agit de rendre concrètement quelque chose d’aussi subtile qu’une impression. L’artiste est partagée entre la volonté de rendre compréhensible par le toucher les formes tout en voulant garder le propos du peintre qui ne fait qu’esquisser ses formes : « J’ai passé un mois à en rajouter, en enlever, en remettre, jusqu’à arriver à ce résultat. J’étais super contente parce que l’autre jour, lors d’une visite, une dame aveugle de naissance à qui je précisais qu’il s’agissait d’un tableau intitulé, Impression Soleil Levant, en le touchant, elle m’a tout de suite dit : ha ! là c’est le clapotis de l’eau et puis touchant le ciel, elle m’a dit : mais c’est dans le brouillard ! Vous vous rendez compte, toucher le brouillard ! Là, j’ai eu envie de pleurer car c’est le plus beau compliment que l’on puisse me faire ».

Du portrait figuratif à l’abstrait. . . Réaliser un portrait pourrait alors paraître plus simple. Or, l’artiste affirme que c’est un défi tout aussi complexe à relever. Elle explique qu’elle a été confrontée à la demande d’un non voyant qui connaissait son travail : réaliser une interprétation de la célébrissime Mona Lisa de Vinci. Bien que, dit-elle cela soit impossible à faire, elle relève le défi sans parvenir à se satisfaire du visage qu’elle réalise. Si les mains, la position ou le vêtement lui paraissent convenables, saisir l’expression énigmatique du visage reste une gageure. La perspective du visage est très difficile à rendre, sans doute encore plus difficile que certaines œuvres abstraites comme le Nicolas de Staël (Fig. 2) intitulé Le Parc de Sceaux, dans laquelle des aplats de peinture bleue plus ou moins foncés figurent une allée dans un parc. Son interprétation divise bon nombre de spectateurs qui voient dans le tableau l’allée disparaître au loin comme le montre la céramique ou, à l’inverse, l’allée s’avancer et sortir de la toile. Le débat est ouvert. . .

Voyants et non-voyants : découvrir ensemble

Un des pari relevé par l’artiste est de proposer au voyant comme au non voyant un moment de découverte artistique. En effet, le voyant est également interpellé par l’artiste, car elle lui propose de découvrir ou de redécouvrir des œuvres réinventées. Le délicat tableau de Berthe Morisot (Fig. 3) intitulé Le berceau et représentant une mère qui veille sur le sommeil de son enfant, en est un excellent exemple. Du tableau émane une grande tendresse et beaucoup de raffinement. Le défi, pour une artiste plasticienne qui travaille un matériau totalement opaque, est de rendre la transparence du voile du berceau. Cela est impossible car l’artiste refuse d’ajouter un second matériau qui risquerait de transformer sa sculpture en maquette. Il a donc fallu inventer un procédé pour contourner la difficulté : cacher le nourrisson derrière un voile de céramique. Du coup, tout le monde, voyants et non-voyants, se trouve obligé de passer sa main derrière le voile de céramique pour découvrir ce qu’il dissimule et toucher le bébé. Un non voyant a commenté ce phénomène, cette pirouette artistique : « eh bien voilà ! Nous sommes tous à l’aveugle devant ce berceau ». Cependant, Quitterie a souhaité traduire la matière par des empreintes de tissus appliquées sur l’argile crue pour donner, sous les doigts curieux, un effet de textile. C’est sans doute une des œuvres préférées des voyants qui partent à la découverte de ce qu’il y a de plus joli, de plus tendre dans la composition, d’une façon similaire aux non-voyants. Leurs mains sont attirées : il faut toucher l’œuvre, prendre le temps de la découverte pour l’apprécier pleinement.

Qu’en est-il de la couleur et de la lumière ?

Un autre défit se présente à l’artiste : comment faire percevoir, par le toucher, les couleurs et la lumière d’un tableau ? Quitterie a réalisé plusieurs tests avec différentes plaquettes en relief pour vérifier si l’une pouvait correspondre à une couleur. Elle propose alors une sorte de code pour figurer les couleurs ; par exemple, des petits points agressifs pour le rouge ou de petites vaguelettes pour le bleu. Testé par des personnes non voyantes il apparaît que ce système pouvait fonctionner. Mais ce code, ajouté aux modelés de l’œuvre, fournit trop d’informations et empêche de bien discerner les volumes. L’artiste a réalisé une expérience avec un tableau de Matisse, La Femme en Blanc (Fig. 4), les aplats de couleurs étant figurés par des saillies à la surface de l’émail. Mais la multiplication des informations noie le propos du peintre et l’on perd le sens initial de l’œuvre. Il est donc préférable que la couleur soit décrite oralement à l’aide d’un audio-guide, par exemple. En revanche, la lumière est traduite par un émail plus lisse et les ombres par une surface plus rugueuse. Les effets d’ombres et de lumières sont alors parfaitement sensibles au toucher comme à la vue et tous, voyants et mal voyants, les perçoivent sans difficulté.

Conclusion

En proposant aux non-voyants un moyen d’accès original à des tableaux célèbres, Quitterie Ithurbide réussit à créer du lien entre voyants et non-voyants. En effet, la découverte artistique de l’œuvre d’origine et de son interprétation provoque un véritable échange, la parole du voyant rencontrant les mains du mal voyant dans un partage émotionnel. L’artiste raconte une autre de ses expériences qui va au-delà car les rôles se modifient : « J’ai organisé des réunions avec des non-voyants qui faisaient découvrir la sculpture à des voyants en leur mettant un bandeau sur les yeux. Ensuite, chacun racontait ce qu’il avait compris et ses impressions. Étonnamment, il y a des choses qui ressortent mieux par le toucher, des histoires de courbes, de correspondances, des choses qu’ils sentaient mieux au toucher ». Il semble alors que les rapports s’inversent puisque les personnes aveugles comprennent mieux et plus rapidement la forme et guident les voyants momentanément aveuglés. Ce travail artistique ouvre des perspectives sur une approche du handicap visuel différente. Il trouverait sans doute sa place dans des musées ouverts tant sur l’art classique que sur les créations d’une artiste contemporaine.

 

Catherine Véron-Issad

Revue francophone d’orthoptie 2014;7:150–153

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