Jacqueline Sarda
Les troubles qui s’écrivent sur le corps de l’enfant sont pensés, en psychomotricité, comme s’articulant autour de l’histoire réelle, consciente et inconsciente du sujet-enfant, et aussi de celle de ses parents, de sa famille, des générations précédentes.
C’est par le dialogue tonico-émotionnel, outil de travail central du psychomotricien, dans l’espace vivant et habité de la séance, que l’enfant va devenir acteur et sujet de sa motricité. Alors se trouve favorisée une émergence des ressentis, des éprouvés, d’une densité émotionnelle enfin présente, des états et mouvements toniques qui viennent à prendre corps et permettre la différenciation d’un dedans dehors du corps dont la peau fait frontière et la différenciation du « moi mon corps » (Durey, 2001) du « toi ton corps ».
Le « moi mon corps » est ce qui, venant de l’indistinction moi/autre, est parvenu par l’expérience des éprouvés, ressentis et mémorisés, à faire trace et prendre corps dans le langage. En effet, le corps c’est quelqu’un. « Moi mon corps » est un corps qui se tient tout seul. Pour qu’il se tienne, il a fallu qu’un lien se construise, il a fallu lier « moi mon corps » par l’émotionnel et la pensée, au corps d’un « autre », au désir d’un autre.
Mais parfois le corps a perdu la tête, sans les mots pour dire le tumulte, la désorganisation, l’état d’urgence, dans lequel il se met (se meut), et ne tient plus. D’autres fois, le corps est absence de corps.
C’est le corps non habité de « l’enfant sans nom, enfant des limbes » (Pontalis, 1998), apparemment déserté de ce qui rend vivant, le corps de ces enfants tristes « légers, sans nom ni adresse » (Kelley-Lainé, 1992).
Dans l’entre-deux qu’est la séance de psychomotricité, un passeur accompagne l’enfant dans cette traversée entre le pays d’où il ne peut dire ni « moi » ni « père », d’où il s’octroie « l’immense bonheur de n’être rien » (Winnicott), jusqu’au pays où le corps devient quelqu’un qui se tient tout seul.
L’enfant va re-lier les multiples passerelles allant :
– des sensations repérées aux émotions corporelles repérées ;
– de ces émotions repérées à l’intériorisation de leurs représentations;
– de cette intériorisation à la mise en mots (verbale, graphique, gestuelle) ;
– de cette mise en langage au vagabondage, à la rêverie, au voyage intérieur, à l’intimité psychique, jardin secret échappant à l’emprise de l’autre pour les uns, créant une présence en soi, c’est-à-dire se rendre corporellement et psychiquement présent à soi, pour d’autres.
Sensations, émotions, intériorisations, rêveries… Que l’on exhibe ou que l’on interdise le corps, qu’on l’instrumentalise comme corps-objet, séparé de la personne globale, ce qui est empêché, c’est l’intégration de la rencontre entre le sensoriel, l’émotionnel et la parole, dans un moi-corps, premier lieu de l’intériorité. Ce qui est empêché, c’est la question du désir lié au corps qui est quelqu’un : « Le spectacle a capturé le désir, le désir bavarde, mais le vrai désir est absent » (Bruckner et Finkielkraut, 1997).
Pour cela le psychomotricien doit faire un travail de repérage de ses propres éprouvés et mouvements intérieurs pour mieux recevoir ceux de cet enfant-là. Se pose la question de l’écart, de la distance avec l’enfant, distance préalable au toucher pour les uns, à construire après le toucher pour les autres. Dans toute médiation corporelle, mais surtout dans le toucher, il y a une vibration, une contagion relationnelles qui vont permettre au psychomotricien d’ajuster son propre tonus aux mouvements tonico-corporels et émotionnels de l’enfant.
Je me limiterai, dans cet article, au récit de trois expériences, trois histoires du « toucher l’enfant », choisies parmi tant d’autres, pour ouvrir sur des questions, réflexions, inventions, en renonçant aux réponses-recettes tout comme à un savoir et un savoir-faire prêts à porter.
Corps contre corps
Paul, 5 ans, est un enfant hyperactif, électrifié, intouchable et « touche-à-tout », envahi du dedans mais projetant sur le dehors hallucinations et phobies à l’image du chaos intérieur qui le torture. Se mettant sans cesse en état d’urgence, en prise de risque corporel, alors qu’une maladie génétique grave exige au contraire qu’il prenne soin de son corps. Paul tourne sans cesse sur lui-même comme une toupie, dans une fuite motrice éperdue, terrifié par l’immobilité, le silence, son image dans le miroir, la « mort aux trousses ». Que dit ce corps débordé jour et nuit, sans répit, par des angoisses incontenables ? Nous démarrons notre histoire depuis la place où se trouve Paul, de ne pas tenir en place, du tourbillon, mais nous serons deux, que je nomme – lui, Paul, et moi –, bien distincts. Nous ferons « l’avion », comme deux tourbillons en un. Lui, l’intouchable, je l’entoure et le porte « à bras-le-corps », par le milieu du corps, son dos contre mon ventre, et là, bien serré, collé contre mon corps, il faut tourner, tourner, tourner, « plus vite, encore plus vite », jusqu’à la limite du vertige, le mien. Car lui n’a pas le vertige, il est le vertige. « Encore ! » hurle-t-il, dans un même tourbillon pour deux corps en un, et la vitesse, et l’excitation.
Que se passe-t-il avec cet enfant ? Ne sommes-nous pas en train de tourner en rond ?
De séance en séance, je ressens dans mes bras, mon corps, mon tonus, que sa cuirasse tonique et musculaire lâche prise…
Notre tourbillon ralentit. Paul, de plus en plus hypotonique, s’abandonne, dans ce portage dos contre ventre. Le tourbillon se transforme en déplacements de plus en plus lents, les rires excités font place à quelques mots. Enfin, il se tait, je murmure une chanson à son oreille collée à ma bouche… Nous observons un temps d’arrêt devant la glace, cet impossible miroir, nous nous regardons, immobiles, corps contre corps, un quart de seconde… deux secondes…
Des mois ont passé. Un jour je finis par le poser pieds au sol : il « se tient », son corps en place, devant la glace, décollé de moi mais tout près, chanson-murmure, il passe ma main sur ses yeux et joue à cache-cache avec son image dans la glace :
« Je suis là, je suis parti, je suis mort, tu es morte, je suis là… »
J’ai envie d’entendre : « Je suis moi mon corps », bordé, contenu, calmé, reconnu… Un peu plus tard, nous commencerons la relaxation avec massage : l’immobilité, l’obscurité, le silence ne sont plus synonymes d’arrêt de mort. De l’histoire de cet enfant qui cherchait l’apaisement en échouant à toutes ses tentatives, nous retiendrons, parmi d’autres (le regard, la voix, etc.), la question de la pesanteur en lien au portage et au toucher.
« Quand un bébé est bien tenu dans les bras… une sensation de pesanteur s’installe en lien avec l’impression rassurante de construire son moi… petit à petit les ailes [pensons à Paul] tombent, il prend du poids, il peut marcher dans le temps… » (Kelley-Lainé, 1992). Son corps « se tient », ne « s’envole » plus. Paul aurait-il touché et ressenti au centre de son corps l’apaisement de la pesanteur, le poids du corps, un frémissement de confiance, par résonance tonique au corps touché de l’autre, touchant à l’autre ?
Pourquoi dos contre ventre ?
Paul ne « survit » pas à être vu, touché, abordé de face, côté visage, côté ventre. Images inconscientes et archaïques du regard parental porté sur lui dans les premiers instants de sa vie ? Bébé né différent et en survivance définitive, basculant dans ce premier regard terrifié et terrifiant ? Qu’a-t-il vu de lui et d’ineffaçable dans les yeux du père, de la mère ? Puisque « le bébé voit son soi d’abord dans le visage parental, puis dans le miroir » (Winnicott). Que voit Paul de lui-même, encore aujourd’hui dans le miroir, dans le regard de l’autre, des autres ? À quoi sert le tourbillon ? À (se) perdre de vue le désastre lu dans le regard initial ? Il ne peut voir d’être vu. En revanche, l’autre côté du corps – le dos, la colonne vertébrale – est une région plus paisible, moins vulnérable, mieux protégée, apprivoisable.
Le corps de Paul raconte son histoire. Toucher et portage se feront donc côté dos en excluant ce qui est vécu par lui comme la tyrannie du regard, de l’œil, du visuel.
Corps à corps
Juliette sait à peine marcher. Sa motricité est limitée à une sorte de marche incertaine, de quelques pas, dont on craint l’effondrement, la chute. Elle a 4 ans et demi et sa maman la porte encore dans les bras, ne la posant au sol qu’exceptionnellement. La relation entre ces deux êtres est dangereusement fusionnelle, Juliette est indifférenciée du corps de sa mère, dans une quasi-absence de motricité, ni plaisir ni déplaisir. Des mains sont là, au bout de deux bras le long du corps, mais Juliette ne fait aucun lien entre ces deux morceaux « appelés » mains, et ce corps-là, le sien. Ses mains qui n’ont pas « pris corps » pour jeter, tenir, toucher, tenir à distance, jouer, caresser, pendent inutiles, remplacées par les mains omniprésentes et intrusives, déjà toujours là avant, de sa maman. Celle-ci fait à la « place » de sa fille, éradiquant à sa racine tout mouvement, c’est-à-dire tout élan moteur, plaisir, désir renouvelé du corps, anticipant même le non-anticipable, l’imprévu, dans une hyper vigilance permanente et infaillible.
L’univers de Juliette, c’est bien le corps de la mère, son odeur, sa peau, ses bras, sa voix, son regard qu’elle ne distingue d’ailleurs pas du tout. De trop près ou de trop loin, la vue, le toucher, l’ouïe, l’odorat, sont si flous que l’enfant sombre dans une cécité totale de tous les sens confondus dans une sensorialité indifférenciée et inaccessible.
Qui est Juliette, où est Juliette, qui « ne se tient pas » dans son corps, quand le corps de la mère, dans la salle d’attente, tout près, n’est plus dans le champ corporel immédiat ? Qu’en penser ? Que dit ce corps en désarroi qui ne se reconnaît pas ?
Y a-t-il quelqu’un dans ce corps-là, en face de moi ?
Nous démarrons notre histoire depuis la place où se trouve Juliette, de ne pas en avoir, dans l’espace indifférencié de la fusion où il y a un corps pour deux. Dans l’espace de la séance, nous serons deux, que je nomme – elle, Juliette, et moi –, bien distinctes.
Je porte Juliette contre moi dans un corps à corps. Cette fois ci, ventre contre ventre, collées, touchées de si près que l’on ne se voit pas. C’est par le portage et le toucher, dans une empathie et une contamination tonico-motrices et tonico-émotionnelles que nous allons bouger, sauter sur le matelas : rebond, encore et encore rebond, pour dé-coller du sol, s’arracher du sol. C’est d’abord sur le plan du toucher et du tonus que nous allons tenter une séparation de un en deux. Serrée très fort contre mon corps, un tonus pour deux, un corps pour deux certes, mais en mouvement cette fois, loin de cette immobilité mortifère.
Très vite, de séance en séance, en Juliette naîtra du plaisir, puis viendra le rire, l’éclat de rire, « encore ! encore ! », le désir enfin.
Dans mes bras je ne porte plus le même corps : le plaisir, l’émotion, les sensations, en lien à l’autre, font advenir un tonus propre, une assise narcissique, qui viennent faire différence et marquer la frontière entre nos deux corps. À présent, il y a en Juliette une densité tonique, vivante et remuante. Je le sens, je ressens dans mon propre toucher qu’il y a enfin du poids dans le corps de la petite fille, de la pesanteur, du vivant, de l’envie, de l’élan.
Il est temps de la poser au sol, corps séparés, deux, mains tenues pendant quelque temps encore. Regard, voix, rebond, rire, « encore ! encore ! » et maintenant le corps de Juliette se tient tout seul. La relation verbale va prédominer sur l’infra verbal.
Pour Juliette, tout va aller très vite maintenant : parler, dessiner, cabrioler, grimper, courir, rebondir, jouer, « chuter pour de semblant » sur le matelas, ballon, rires toujours. Il y a du désir, de l’élan, du corps en mouvement, du prendre corps : le sien.
Pourquoi ventre contre ventre ?
Depuis sa naissance, Juliette n’avait eu accès qu’à un seul vécu corporel, celui de deux corps confondus « ventre à ventre ».
Dans ce passage d’un corps à l’autre, de celui de la mère à celui de la psychomotricienne, dans cette confiance de la mère à une autre, étrangère, tiers, le passage de l’enfant se fera de corps à corps, de bras à bras, de portage à portage, de ventre à ventre. Mais tout y sera différent : c’est définitivement d’un autre corps – voix, odeur, mots, sonorité, toucher – qu’il est question.
Le massage en relaxation psychomotrice
Il ne s’agit évidemment pas du massage bien spécifique à la kinésithérapie, mais du massage-toucher thérapeutique où les mains, sont « contenantes d’un corps contenu ».
Son cadre :
– Immobilité. L’enfant s’allonge sur un matelas, sur le dos, puis le ventre ou inversement.
– Fermeture des yeux dès que cela lui est possible.
– Calme et obscurité dans la salle (rideau tiré)
Le psychomotricien est assis près de l’enfant ; voix, chansons, murmures, mots, sont autant d’invitations à porter l’attention sur la partie du corps massée, ou sur la respiration, invitations au relâchement musculaire et tonique, à exprimer les ressentis, images mentales de ses éprouvés.
La relaxation pratiquée ici n’est pas un exercice de contrôle, de maîtrise du corps, ou de ses dérapages. Au contraire, elle a pour objectif la décontraction, le relâchement musculaire, le lâcher-prise de la maîtrise. Associée au massage, elle favorise la régression évoquant la situation mère-bébé. Le massage en relaxation enveloppe tout le champ affectif de l’enfant. Le toucher-touchant du massage se place à la marge de l’écriture sensorielle sur la peau. Soutenu par le toucher de la voix, du regard, de la parole, du silence, il favorise dans le même temps le regard intériorisé de ces mêmes images : sons, mots, peau, silence…
En touchant au corps, on touche à ce qu’il produit psychiquement : émotions, retour ou naissance des éprouvés sensoriels, sentiments, pensées. La relaxation permet le « retrait du monde, la concentration intériorisante » (Schultz, l958). Cette concentration passive, grâce à l’abaissement des tensions psychiques et corporelles, libère l’accès au monde intérieur de l’enfant.
Le massage mobilise la représentation mentale que l’enfant a de son corps et de son image subjective. Dans ses pensées vagabondes et dans ses rêveries, il peut enfin voyager, regard intérieur, allant et venant, partant et revenant d’un ailleurs lointain ou proche, réel ou imaginaire… à son corps ici et maintenant, en la présence vivante de son psychomotricien.
Le massage est contenant, enveloppant. Les mains « touchantes » soutiennent le corps de l’enfant dans sa totalité. Il est pratiqué soit avec un ballon, soit avec les mains, à la demande de l’enfant, qui garde ses vêtements, sa deuxième peau.
Tout le corps est massé (dos, bras, jambes, mains, tête, poitrine, ventre), sauf évidemment les zones corporelles intimes. C’est un toucher d’apaisement, donc de soin, et pas un toucher qui pourrait susciter confusion, ambiguïté et excitation.
– Avec le ballon : la contention, la pression du corps contre le matelas (lequel sert d’appui au corps total) permettent l’apaisement des tensions internes, l’accès à l’expérience vivante de la pesanteur, donnent du poids au corps qui est alors perçu global, lourd, consistant, présent à soi, unifié.
– Avec les mains : les mains ne sont pas un ballon ! Elles reçoivent en direct les points de tension du corps de l’enfant, que ce soit au travers de la deuxième peau, le vêtement, ou de peau à peau (visage, nuque, cou, etc.). Le psychomotricien ne peut toucher sans être lui-même touché, dans ses propres ressentis. Il se doit de les repérer, de les travailler en lui. L’empathie tonico émotionnelle y est singulière, elle signe un climat d’intimité.
Diego, bientôt 6 ans, est un « hyperactif, avec déficit de l’attention », comme on dit aujourd’hui. Pour se sauver de l’emprise maternelle, il lui échappe aux moments les plus dangereux : lieux publics, traversées de rues, etc., et se met en réel danger.
Cet enfant est surexcité par une mère angoissée, n’envisageant son enfant que dans la disparition (« Imaginez qu’il se perde, qu’on le vole ») ou la mort. Comme mue par un automatisme incontrôlable, dès qu’elle le voit, elle court sur lui, le précipitant dans une échappée systématique, le privant d’espace privé, intime, psychique, corporel et de confiance. Le corps de Diego est traversé, recouvert tout entier par les cris de sa mère et son regard inquisiteur et tyrannique. Dans cette course folle, lui devant, elle derrière, elle finit toujours par l’attraper, comme on attrape un voleur.
Le regard maternel, qui ne laisse pas advenir le « toi ton corps », construit la confusion dans le corps perceptif et moteur de Diego. Entre ces deux êtres, tout est ambivalence. Il y a de l’angoisse, de la surexcitation, de la jouissance mutuelle dans ce très mauvais jeu de « attraper le corps » et « être attrapé par le corps de l’autre ». Quelle représentation Diego a-t-il des mains qui le saisissent, des yeux qui le traversent ? Que dit ce corps habité de perceptions et sensations indifférenciées et violentes : toute-puissance, tyrannie, séduction, provocation, prise de corps intrusive où la peau ne fait pas bordure, protection, séparation ?
Nous démarrons notre histoire depuis la place où Diego se trouve d’« être brouillé » et de « brouiller » la distance préalable de cette place à occuper quand on est deux, deux corps : lui,
Diego, et moi, bien distincts.
La première étape sera de mettre en place cette distance préalable au toucher : dans une motricité de communication où l’objet fait médiation. Il y aurait beaucoup à dire sur les regards : celui qui porte, soutient, touche, s’absente, regarde ailleurs et revient, va et vient, éloigne et rapproche ; et celui qui prend tout de l’autre, qui prend la place de quelque chose d’autre dans l’autre.
Diego : « Je te confiance de moi, tu peux fermer les yeux, je grimpe tout seul à l’échelle, me regarde pas. » Le regard ne doit pas prendre toute la place. « Je te confiance de moi ». J’ai envie d’entendre : « Trop de ce regard-là empêche mon corps de tenir. » Le regard, le toucher, la voix, les mains de l’autre peuvent être ressentis comme répressifs, répulsifs, persécuteurs, porteurs de jouissance, d’ambivalence.
Je ferme les yeux, je sors de la salle, fermant la porte derrière moi, à sa demande. « Je te confiance de moi », ça se respecte.
Des mois ont passé, la confiance et la distance sécurisantes ont fait leur travail. Nous pouvons commencer le massage en relaxation. « Avec les mains ! » a décidé Diego qui aime et réclame le temps du massage.
« La dernière fois, t’as pas fait les mains à cause du temps. Tu m’avais promis de faire deux fois le dos ».
– Tu veux une chanson nouvelle ?
– Ah non, rien que les deux mêmes ! » (Il s’agit d’Une chanson douce et de Sur la place du marché, sur le thème de la naissance.)
Plus tard : « Je n’entends pas la maîtresse à l’école parce qu’il y a des monstres dans ma tête qui m’empêchent et me font peur. »
Dans l’obscurité, les yeux fermés, la voix et les mots à peine audibles, le massage avec les mains, « surtout le front, c’est là les monstres », nous travaillons, au fil du temps, les ressentis de réassurance, de contenant corporel déserté des monstres qui empêchent d’entendre. Nous travaillons « la constance affective qui permet l’émotionnel et le plaisir réciproque d’être avec l’autre, de créer du lien » (Roussillon, conférence sur la symbolisation à Toulouse, septembre 2000).
Plus tard : « À quoi tu penses ? Diego : – À un papa ours polaire qui marche tout seul dans la montagne, il cherche quelque chose… je sais pas quoi… »
Nous pouvons jouer de plus en plus à faire semblant que je m’absente : moins de massage, plus de silence, rien que pour jouer à l’absence/présence de l’un à l’autre. Ce n’est qu’un jeu, mais Diego apprend vite. S’il y avait une raison de s’inquiéter, ce serait de savoir comment Diego va aider sa mère à symboliser, en elle, l’absence.
Conclusion
Quand le réel du corps de l’enfant est mis en jeu, parce qu’il s’adresse au corps total, le toucher en psychomotricité (et en relation tiers) permet de cicatriser, de soigner, voire de construire le « Moi-Peau » (Anzieu, 1985), première enveloppe corporelle d’un temps d’avant, première frontière, première expérience incontournable de bordure du corps vers la naissance d’un moi corporel et psychique. Mais toucher l’enfant travaille aussi la pesanteur, évitant ainsi le « drame de la légèreté » (Kundera, 1987).
Pour Paul, Juliette, Diego, le passage au corps psychique, au rêve intérieur, était impossible.
Le psychomotricien peut travailler dans un espace allant de la « projection sensorielle à la projection fantasmatique » (Sami-Ali, 1977). L’énergie (musculaire, tonique, etc.) que produit le corps est une énergie psychique et inversement. Le « toucher l’enfant », le « toucher la peau », concernent et touchent l’archaïque : la peau est surface et recouvrement sensoriel du corps sensoriel, et participe prioritairement à l’histoire du moi de l’enfant, du moi corporel dont on sait qu’il est premier dans la construction psychique du petit enfant.
Le corps et la peau disent l’histoire de l’enfant, autant que les visages, les regards, les mots… Toucher la peau, porter le corps, donnent consistance, poids, contenant donc contenu, à l’enfant dont la bordure corporelle défaille, voire échoue, dans sa mission de pare-excitation et de protection. Passage obligé, le toucher du corps à corps, du corps contre corps, du massage, ne peut pas prendre toute la place, surtout pas définitivement. Il est au contraire un passage de transition vers penser, inventer, rêver…
Bibliographie
ANZIEU, D. 1985. Le Moi-Peau, Paris, Dunod.
ANZIEU, D. 1987. Les enveloppes psychiques, Paris, Dunod.
BRUCKNER, P. ; FINKIELKRAUT, A. 1997. Le nouveau désordre amoureux, Paris, Le Seuil.
DUREY, B. 2001. Pratique du massage dans les psychothérapies à médiation corporelle, Lecques, Les Éditions du Champ Social.
DUREY, A. 2000. « Le toucher dans la relation soignant-soigné », Thérapie psychomotrice et recherche, n° 123, p. 50-60.
KELLEY-LAINÉ, K. 1992. Peter Pan ou l’enfant triste, Paris, Calmann-Lévy.
KUNDERA, M. 1987. L’insoutenable légèreté de l’être, Paris, Gallimard.
SAMI-ALI, 1977. Corps réel – Corps imaginaire, Paris, Dunod.
SAMI-ALI, 1998. Le corps, l’espace et le temps, Paris, Dunod.
THIVEAUD, M. 2000. « Le toucher, un parcours théorique – Le toucher en thérapie de relaxation psychomotrice », Thérapie psychomotrice et recherche, n° 121, p. 4 à 15.
ERES | « Enfances & Psy »
2002/4 no20 | pages 86 à 95
ISSN 1286-5559
ISBN 2-7492-0023-7
Jacqueline Sarda est psychomotricienne.
Elle exerce au sein de l’équipe du Centre médico-psychologique de Colomiers, dans le secteur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent de la Haute-Garonne rattaché au Centre hospitalo-universitaire de Toulouse.
Elle participe à la mise en place d’une formation continue universitaire, à Toulouse, à partir de janvier 2003, intitulé « Clinique psychomotrice : de la pratique à la formation ».